« J’étais debout, près du deuxième pilier, à droite, du côté de la sacristie. Les enfants de la maîtrise étaient en train de chanter ce que je sus plus tard être le Magnificat. En un instant mon cœur fut touché et je crus. »
« C'est tout de même vous, Madame, qui avez eu l'initiative. » C'est ainsi que Claudel commence un poème qu'il consacre en 1941 au « 25 décembre 1886 », 55 ans après « l'événement qui domine toute [s]a vie ». La note mariale est essentielle, puisque cette « conversion », qui est de fait un retour, parfaitement lucide et assumé, à la foi de ses ancêtres et de son pays, se produit, toute mystérieuse qu'elle reste, au moment du chant du Magnificat des secondes Vêpres de Noël – Magnificat tout à fait solennel, chanté dans un des tons grégoriens des grandes fêtes, dans la majestueuse cathédrale Notre-Dame de Paris. Le contraste est foudroyant, pour le jeune homme de 18 ans ainsi frappé, entre cette splendeur sans égale, ce déferlement de lumière, et « le plus sombre jour d'hiver, la plus noire après-midi de pluie sur Paris », et l'onde de choc en retentira sur sa vie et son œuvre entières.
La grandiose liturgie latine. Ce choc, il est d'abord émotionnel : le jeune Claudel, venu là, croit-il, par ennui et « dilettantisme supérieur », ne s'attend certes pas à cela : « En un instant mon cœur fut touché et je crus […] J'avais eu tout à coup le sentiment déchirant de l'innocence […] Les larmes et les sanglots étaient venus et le chant si tendre de l'Adeste ajoutait encore à mon émotion »; néanmoins il ne s'agit pas d'une émotion sauvage : elle est dirigée, certes par la Providence, mais aussi par le sublime art liturgique qui commande l'ordonnancement de la cérémonie ; on n'oubliera pas que c'est le même ressort esthétique qui ramènera, quelques années plus tard, le romancier J.-K. Huysmans, le futur auteur de La Cathédrale, dans les églises. La grandiose liturgie latine – tout aussi grandiose dans la simple messe basse du matin qu'il entendra tous les jours de sa vie que les jours de grandes fêtes – apparaît à Claudel comme l'œuvre d'art par excellence – alors que les tristes embryons de « réforme liturgique », à la fin de sa vie, lui sembleront une grave faute de goût doublée d'un contresens théologique, à l'opposé de ce qui fit son émerveillement ce jour de Noël 1886.
Un monde inconnu. L'émotion, cependant, n'obnubile pas l'intelligence : c'est tout un travail de réflexion, de méditation intellectuelle qui se met en place ce 25 décembre 1886, non sans difficulté pour un jeune homme éduqué dans les lycées de la Troisième République : « Comment concilier ces deux ordres de vérités superposés, et en apparence du moins étrangers l'un à l'autre, sinon contradictoires ? D'une part le monde de la réalité sensible qui était pour ma jeune vocation poétique le monde de la beauté et de la joie, celui aussi des désirs et des passions, et cet autre hors de lui, si puissant, si poignant, mais en même temps si redoutable qui venait de se présenter à mon âme avec une autorité invincible. » De fait la transition sera terrible, et pendant quatre ans ce sera « la grande crise de [s]on existence », un douloureux déchirement de l'être en deux : « L'édifice de mes opinions et de mes connaissances [sous-entendu positivistes] restait debout et je n'y voyais aucun défaut. Il était seulement arrivé que j'en étais sorti. […] L'état d'un homme qu'on arracherait d'un seul coup de sa peau pour le planter dans un corps étranger au milieu d'un monde inconnu est la seule comparaison que je puisse trouver pour exprimer cet état de désarroi complet » – lequel état se trouvera transcrit poétiquement dans la violence extrême de la première grande œuvre de Claudel, le drame Tête d'Or. Ce sera par la suite le travail de toute une vie que la compréhension intellectuelle de ce catholicisme qu'il va désormais « habiter », et Claudel s'en donne les moyens : sur le conseil d'un confesseur éclairé, il va emporter avec lui en Chine, où il part en 1895, une grosse édition latine de la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin, texte et commentaire, qu'il va patiemment déchiffrer. Bien qu’ayant renoncé à une vocation monastique (il fut toutefois oblat de Saint-Martin de Ligugé à partir de 1905) et embrassé la carrière diplomatique, il gardera dans toute son œuvre littéraire une profonde inspiration catholique.
Une piété et une théologie mariales. Cette entrée dans la foi est inséparable des textes, et bien sûr du premier, la Bible. Claudel rapporte à plusieurs reprises qu'au retour de cet éblouissement à Notre-Dame, il trouva chez ses parents, sur la table de sa sœur Camille, une bible qu'il ouvrit au hasard, pour tomber sur deux passages fondamentaux qui ne cesseront de l'illuminer : « Le premier était ce récit d'Emmaüs dans saint Luc [Luc XXIV, 13-35, Évangile du Lundi de Pâques], quand le Seigneur, au rebours de la nuit qui monte, ouvre à ses deux compagnons palpitants les secrets de l'Ancien Document [cf. antiquum documentum dans le Tantum ergo]. Et le second, ce fut ce sublime chapitre VIII du Livre des Proverbes qui sert d'épître à la messe de l'Immaculée Conception [Prov. VIII, 22-35, Dominus possedit me…]. Ah, je ne fus pas long à reconnaître dans cette radieuse figure qu'elle évoque les traits de la Mère de Dieu, en même temps qu'inséparables, ceux de l'Église et de la Sagesse créée. Pas une figure de femme dans mes drames postérieurs qui n'ait gardé la trace de mon éblouissement » – à commencer par la Princesse de Tête d'Or. Les deux directions fondamentales sont lancées : d'une part, la piété profondément mariale de Claudel, bien plus sa théologie mariale qui se confond avec sa théologie sapientiale et accorde à la Mère de Dieu un rôle essentiel de modèle, d'accompagnatrice et de médiatrice dans l'histoire du Salut ; d'autre part, la lecture typologique de l'Ancien Testament, décisive, et hélas quelque peu mise de côté aujourd'hui, qui met le Christ, comme IL(c’est le Christ !) le dit lui-même (« Et, commençant par Moïse et parcourant tous les Prophètes, il leur interpréta dans toutes les Écritures ce qui le concernait [Luc XXIV, 27] »), au cœur de toute l'Écriture sainte. Est là en germe l'œuvre de la fin de la vie du poète, consacrée à méditer sur la Bible et son sens christique.
Un christianisme puissamment incarné. Dieu respecte les personnes qu'il a créées et une conversion prend la couleur de la personnalité qui la vit. Nous avons vu qu'émotion, sens de la beauté et exigence intellectuelle s’y mêlent inextricablement. On y observe aussi des paradoxes, qui sont ceux-là mêmes du christianisme, soulignés par le riche tempérament du poète. Le premier est celui qui unit innocence et gloire : le Dieu de Noël est un petit enfant qui ne va pas tarder à s'affirmer comme aussi le Christ « grandiose et terrassant » qui apparaît sur le Saint Suaire de Turin et que Claudel reproche à Mauriac de rabaisser, comme Renan, à des dimensions purement humaines ; le second est celui qui associe élection personnelle et sens de l'Église ; le récit de la conversion insiste sur la découverte de Dieu comme une présence, « c'est quelqu'un, c'est un être aussi personnel que moi, il m'aime, il m'appelle », et néanmoins Claudel rejettera un rapport purement mystique pour y préférer, d'une part, la communion liturgique, d'autre part l'élan missionnaire et enfin la contemplation du monde, des choses, comme œuvre de Dieu pour laquelle il faut constamment rendre grâces. Le christianisme de Claudel est puissamment incarné, c'est ce qui permet de comprendre cet autre violent paradoxe que Claudel met pratiquement sa conversion sous l'égide des Illuminations de Rimbaud, découvertes six mois plus tôt, qui l'auraient rendue possible : « Pour la première fois, ces livres ouvraient une fissure dans mon bagne matérialiste et me donnaient l'impression vivante et presque physique du surnaturel. » C'est un nouveau regard sur la nature, d'abord sujet d'émerveillement, puis miroir de Dieu, comme dans les grandes sommes du Moyen Âge. C'est ainsi que la conversion nourrit aussi en profondeur la vocation poétique de Claudel.
La grande leçon de Claudel. Enfin, la conversion entraîne une réflexion incessante sur la dichotomie évangélique et paulinienne du « nouveau » et de l'« ancien ». C'est l'homme nouveau [Éphésiens IV, 22-24] qui se substitue au vieil homme pour s'en remettre complètement à Dieu et se laisser diriger par lui. Mais c'est aussi nova et vetera [Matthieu XIII, 52], l'extraordinaire capacité d'absorption du christianisme qui, au lieu de mépriser et tuer ce qui lui est apparemment étranger, le transforme de l'intérieur. Il ne s'agit pas de sottement, par bêtise, ignorance et prétention, raser l'« ancien monde », mais de mettre toutes les ressources du monde au service de la louange de Dieu, et d'exprimer cette louange dans la continuité renouvelée de 2000 ans d'admirable civilation chrétienne. Telle est la grande leçon de la conversion de Paul Claudel.
Paul Claudel meurt le 23 février 1955 à Paris à l'âge de 86 ans. Il est enterré dans le parc du château de Brangues (Isère), qu’il avait acquis en 1927 et où il passa ses étés et une bonne partie de sa retraite. Sur sa tombe, on peut lire l'épitaphe : « Ici reposent les restes et la semence de Paul Claudel. » (I Cor. 15, 38)
Redécouvrons le passé:1886 /La conversion de Paul Claudel Le jour de Noël 1886, Paul Claudel (né le 6 août 1868 à Villeneuve-sur-Fère dans l'Aisne, mort le 23 février 1955 à Paris), jeune ...
https://www.notrehistoireavecmarie.com/fr/esc/la-conversion-de-paul-claudel/
Si vous souhaitez recevoir chaque jour un texte spirituel choisi par le diacre Marc abonnez-vous à son blog (et regardez votre dossier spam ou indésirable pour valider ensuite votre inscription envoyée par Feedburner) :