René Girard par Michel Zink
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René Girard n’était pas docile. Mais il était fidèle. Il est revenu à la foi et à l’Église de son enfance. Non par sentimentalisme ou par élan mystique. C’était un rationaliste. Il y est revenu parce que sa théorie l’y ramenait. Il s’est converti lui-même.
Son œuvre est aujourd’hui universellement connue. Elle fait l’objet de travaux innombrables : cette année seulement, un livre de Bernard Perret en France et une biographie américaine due à Cynthia Haven.
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. René Girard a une aversion spontanée envers tous ceux qui font trop grand cas de leur propre personne. C’est un moraliste. Le premier obstacle à la découverte de la vérité est pour lui l’orgueil :
« Dès que le sujet désirant perçoit le rôle de l’imitation dans son propre désir, il doit renoncer au désir ou renoncer à son orgueil 3. » Certains entendront dans cette phrase une tonalité religieuse. Ils auront raison. Non seulement parce que depuis saint Augustin, l’orgueil est considéré comme la source de tout péché et la racine de tous les maux 4.
Mais aussi parce que cette phrase, sous la plume de René Girard, prélude à une méditation sur le Christ, fondée sur Les Démons de Dostoïevski et sur certains passages de Nietzsche, méditation qui prépare elle-même la conclusion de l’ouvrage, dont le point de départ est un commentaire prodigieux de l’épisode déconcertant du démoniaque de Gérasa dans l’Évangile de Marc.
Épisode déconcertant, mais sur lequel René Girard ne cessera de revenir et qui deviendra un point d’ancrage de sa pensée. Son livre sur la littérature s’achève par une réflexion sur l’enseignement du Christ. La pensée girardienne est déjà présente de son origine à son aboutissement.
La littérature a permis à René Girard de démentir les théories qui ne font pas appel au mimétisme. Reste à montrer que la théorie du mimétisme s’applique de façon universelle. Cette démarche, d’ordre anthropologique, est en 1972 celle de La Violence et le Sacré.
Pour René Girard, les mythes des diverses civilisations ne s’expliquent ni par la théorie psychanalytique ni par la mise au jour de structures dont le fonctionnement commanderait l’organisation sociale et ses représentations, quoi qu’en disent les deux observateurs prodigieusement perspicaces que sont à ses yeux Freud et Lévi-Strauss, le second ayant droit à des amabilités et à des prudences de langage auxquelles notre auteur s’astreint rarement. René Girard est convaincu que les mythes gardent la mémoire d’événements réels.
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De quels événements réels les mythes conservent-ils un souvenir déformé, et pourquoi ce souvenir est-il déformé ? Incapables d’identifier la violence mimétique qui s’exacerbe inexorablement, puisque plus les adversaires se ressemblent, plus ils s’opposent, et inversement, les sociétés, menacées par elle, désignent comme son responsable un individu ou un groupe, qu’elles chassent ou tuent.
Comme tous se sont unis contre cette victime émissaire, la paix revient provisoirement. Cet effet bénéfique, on l’attribue aussi à la victime sacrifiée, qu’on sacralise en même temps qu’on la rejette et qu’on invoquera dès lors chaque fois que la violence mimétique reparaîtra, comme elle ne manquera pas de le faire. Le sacré s’enracinerait donc toujours dans la violence et pratiquerait toujours une violence supposée purificatrice.
C’est ainsi que naîtraient et que s’expliqueraient les mythes de toutes les civilisations.
Mais aucun de ces mythes n’avoue ce processus. Tous au contraire le dissimulent, puisque tous, de celui d’Œdipe aux mythes amérindiens, reproduisent le point de vue des persécuteurs, persuadés de la culpabilité de la victime émissaire, qui n’est plus là pour présenter sa version des faits ou qui se laisse persuader de sa culpabilité, comme Œdipe.
Dans le langage courant, on parle de « bouc émissaire ». Cette expression, qui donnera son titre à un livre ultérieur de René Girard, est éclairée par le mot grec φαρμακος, qui désigne un sorcier maléfique mais aussi guérisseur.
La traduction grecque de la Bible, dite des Septante, l’applique au bouc que, dans le Lévitique, on charge de tous les péchés du peuple d’Israël avant de l’expulser et de le chasser dans le désert 6.
Or, la Bible ne dissimule pas que ce bouc, qui purifie la communauté de ses péchés en les emportant au loin, est lui-même innocent. La Bible sait et révèle que le bouc émissaire est innocent.
Parmi tous les mythes, toutes les religions et toutes les croyances du monde, la Bible a l’originalité de raconter l’histoire du point de vue des victimes, de faire entendre leur voix, de se prolonger dans une religion, le christianisme, qui fait de Dieu incarné une victime et qui place dans sa bouche un enseignement révélant « des choses cachées depuis la fondation du monde », comme le dit l’Évangile de Matthieu 7.
Cette révélation, selon René Girard, est que l’origine de la violence est dans la rivalité mimétique, que la victime émissaire est donc innocente et que la violence dont elle est l’objet est injuste et inutile. …
La Bible fait entendre la voix des victimes et clame leur innocence. Elle répète que la justice est du côté du faible et de l’opprimé, de l’humilié et de l’offensé.
« Un pauvre a crié, Dieu écoute » : les psaumes ne cessent de faire entendre ce cri. Et, plus fort que tous les cris, retentit le silence de l’agneau mené à l’abattoir, le silence de la dégradation absolue, le silence de celui qui endure depuis toujours le mépris, sans beauté, sans apparence, à qui on arrache la barbe et qui ne détourne pas son visage des outrages et des crachats, le silence du serviteur souffrant d’Isaïe 8, préfiguration du Christ, comme l’est aussi le supplicié outragé du psaume 21.
Cette double préfiguration, ce n’est pas René Girard qui l’invente. Elle est explicitement revendiquée par les Évangiles, qui scandent le récit de la Passion par des citations du psaume 21 pris à l’envers, jusqu’à son premier verset qui devient la dernière parole du Christ en croix : « Eli, Eli, lamma sabacthani ? Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné 9 ? », parole de souffrance et de déréliction qui, selon la philosophe Simone Weil, « est la preuve qu’il y a dans le christianisme quelque chose de divin ».
Quant à la préfiguration du Christ dans la figure du serviteur souffrant, elle est tout aussi explicitement revendiquée au début des Actes des Apôtres dans l’épisode de la conversion de l’eunuque de la reine Candace par Philippe, qui lui explique le texte d’Isaïe (« Comme une brebis il a été conduit à la boucherie, comme un agneau muet devant celui qui le tond, ainsi il n’ouvre pas la bouche, dans son abaissement la justice lui a été déniée 10 »).
Elle l’est aussi dans l’Évangile de Matthieu, qui se réfère toutefois, non au martyre accepté par le serviteur, mais à son refus de triompher de la faiblesse par la force (« Il ne brisera pas le roseau froissé, il n’éteindra pas la mèche qui vacille 11 »).
Cette révélation, René Girard en trouve dans les Évangiles l’expression complète et elle constitue pour lui le message même du Christ.
Il met au jour ce message partout, avec une virtuosité confondante dans la pratique de l’explication de texte. Fondamentalement, il voit dans le commandement premier du christianisme « Tu aimeras ton prochain comme toi-même 12 » l’équivalent, sous une formulation positive, des interdits détaillés par le dernier commandement du Décalogue 13, qui se résume en : « Tu ne désireras rien qui appartienne à ton prochain », ce qui est pour René Girard une façon de dire : « Tu n’entreras pas en conflit avec ton prochain en partageant son désir. » Il écrit : « Le prochain est le modèle de nos désirs 14. »
Et il en tire des conclusions radicales touchant l’influence du christianisme sur l’histoire de l’humanité.
Relevant le contraste entre les passages où Jésus, « doux et humble de cœur 15 », dit apporter la paix et ceux où il annonce qu’il provoquera, jusqu’au sein des familles, des dissensions entraînant des persécutions 16, René Girard suppose que Jésus a d’abord pensé qu’il lui suffirait de révéler l’origine mimétique de la violence pour la faire disparaître avant de constater que ce n’était pas le cas et que son enseignement, à demi reçu sans être vraiment compris, aurait au contraire d’abord pour effet d’exacerber cette violence en ébranlant la croyance au mythe de la victime émissaire et en interdisant l’apaisement temporaire de la violence qu’elle procure.
De fait, dit René Girard, partout où le christianisme s’est implanté, aucun mythe nouveau lié à la victime émissaire n’a pu prendre corps, mais les violences contre elle se sont au contraire amplifiées. La mémoire de ces violences ne s’est plus conservée à travers des mythes qui les travestissent et les voilent, mais ouvertement dans des récits de persécution qui les justifient.
Il prend pour exemple, dans Le Bouc émissaire, le prologue d’un poème de Guillaume de Machaut, Le Jugement du roi de Navarre, qui, faisant sienne la rumeur qui courait à l’époque, accuse les Juifs d’avoir provoqué la grande peste de 1348 en empoisonnant les puits. Mais le récit de persécution n’a pas l’efficacité du mythe.
Il peut être mis en doute. René Girard, s’il en avait eu le loisir, aurait pu signaler que, quelques années seulement après Machaut, le chroniqueur Jean Froissart s’indigne au contraire des accusations absurdes et des violences criminelles exercées contre « les pauvres Juifs », contraints de « se réfugier sous l’aile du pape », Clément VI les ayant accueillis dans ses États avignonnais pour les soustraire aux persécutions. …
Je m’égare à nouveau. Pourquoi étais-je, il y a plus de trente ans, si ému de voir et d’écouter René Girard en chair et en os ? Parce que sa théorie me séduisait, comme tant d’autres, mais surtout parce qu’il me faisait entendre la voix de la liberté.
Dans les années 1970 et 1980, il fallait une liberté et une audace peu communes pour prendre au sérieux les auteurs, les textes, les mythes, les peuples, pour ne pas les manipuler avec les pincettes condescendantes des sciences sociales, pour ne pas considérer a priori qu’ils ne comprennent pas ce qu’ils disent ni pourquoi ils le disent et que nous sommes bien obligés de penser à la place de ces demeurés :
« Nous rejetons sans hésiter le sens que l’auteur donne à son texte. Nous affirmons qu’il ne sait pas ce qu’il dit. À plusieurs siècles de distance, nous autres modernes le savons mieux que lui et nous sommes capables de rectifier son dire 19. »
Mais la
Discours intégral
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