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17 avril 2015 5 17 /04 /avril /2015 22:10
Devenir "amortel", le but de l'homme "moderne"

A la fin du Moyen Age et au début de l'époque moderne, dans un monde où la mort est omniprésente à cause des guerres, des famines ou des épidémies, le clergé en fait l'ultime moment de vérité. Et recommande à ses fidèles d'y penser chaque jour, de s'y préparer avec soin et obstination. La vie est faite, en somme, pour réussir sa mort.

Le siècle des Lumières transformera cette promesse chrétienne d'immortalité en combat contre la mort elle-même. Comme le constate l'historien Philippe Ariès, la mort va perdre son statut de fatalité pour devenir un phénomène naturel contre lequel on peut lutter.

A défaut de pouvoir la penser, peut-être peut-on la vaincre.. Au chevet du mourant, le prêtre s'efface au profit du médecin, représentant d'un « nouveau clergé laïc », dont la mission n'est plus d'accompagner le mourant, de le faire accéder à sa vérité, mais de repousser l'échéance fatale.

La mort, du coup, marque à chaque fois l'échec d'une profession dont la mission première reste de garder les êtres en vie.

Cette « laïcisation » de l'immortalité a un autre effet redoutable : elle laisse à l'individu le soin de trouver un sens à sa propre mort. D'où ce paradoxe : à mesure que s'accumulent les progrès de la médecine pour prolonger la vie, la mort démystifiée, qui n'est plus le fait d'une volonté divine, est vécue comme une rupture de plus en plus insupportable.

Sous les assauts de la médecine, la mort disparaît en tant qu'entité. On ne parle plus que de ses causes. On ne meurt plus « de la mort » mais d'un cancer ou d'un arrêt cardiaque. Et il existe bientôt autant de causes de mortalité que d'individus qui décèdent.

«Ainsi privatisée, la mort cesse d'être perçue comme le socle ontologique propre à la condition humaine, elle devient l'enjeu d'un combat individuel pour la survie par le biais de l'arsenal biomédical», observe aujourd'hui la sociologue canadienne Céline Lafontaine. En clair, face à la mort, c'est désormais chacun pour soi.

Et la médecine pour tous ! La mort, constate la sociologue» « n'est plus la marque inéluctable de la volonté divine, de la fatalité ou du destin, mais une simple fin insignifiante». Une fin contradictoire avec la volonté de jouissance illimitée qui caractérise nos sociétés modernes. Une fin qu'on ne doit plus expliquer, intégrer mais, au contraire, éliminer.

Le  monde occidental, analyse Céline Lafontaine est devenu «postmortel», c'est-à-dire «un monde où la mort et le passage des générations ne sont plus au fondement de l'ordre social et symbolique, mais où la poursuite infinie de la vie individuelle devient un projet collectif clairement exprimé ».

La mort a aussi résolument changé de visage : autrefois causée par un accident ou une maladie infectieuse, elle frappait un corps jeune dont le décès venait vite ; la mort d'aujourd'hui devient l'ultime dénouement d'une longue maladie, s'étalant souvent sur plusieurs années, et venant clore la vie d'un vieillard. 

Devenir "amortel", le but de l'homme "moderne"

Or les générations issues du baby-boom ne veulent pas vieillir non plus. «Etre âgé sans être vieux, tel est donc l'horizon rêvé de la postmortalité », souligne Céline Lafontaine pour qui «la perspective de pouvoir prolonger indéfiniment la vie par le biais des technosciences conduit certaines personnes à ne plus concevoir la mort comme une réalité inéluctable ». 

A vouloir devenir non pas « immortel » - car un accident est toujours possible - mais « amortel », c'est-à-dire capable de se régénérer sans cesse.

Les vieux, autrefois auréolés de sagesse, font donc figure, à double titre, d'épouvantails. 

« Vulnérables et fragiles, ils sont désormais considérés comme des victimes condamnées à la dégénérescence et acceptant sans broncher le verdict d'une mort annoncée », constate Céline Lafontaine. 

Et la crainte suprême est bien, aujourd'hui, de « faire » tout simplement son âge. Surfant sur les progrès de la médecine anti-âge, différentes associations, comme l'Immortality Institute, ou les Transhumanistes, militent dès lors ouvertement pour le droit de vivre le plus longtemps possible grâce à l'utilisation sans limite des technologies biomédicales. 

Mais si les progrès dans ce domaine sont impressionnants, ils n'ont rien enlevé de l'angoisse originelle. Bien au contraire ! Ces mouvements « prolongévistes », constate Céline Lafontaine, ont rendu la mort plus tragique encore.

Le décès d'un homme, fût-il centenaire, devient dans cette perspective un échec injustifiable. «N'ayant d'autre sens que la fin sordide d'un individu tout-puissant, en conclut la sociologue, la mort est encore plus terrifiante que jamais. » Car la durée ne change rien à l'affaire : qu'on ait vingt ans, cent ans ou deux mille ans, on mourra toujours trop tôt... 
    
Emmanuel Monnier
Hors série Science & Vie septembre 2009

 

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