Etait-ce pour avoir été nourrie de contes de femmes-fleurs du elle était devenue jardinière? Elle préservait ces images, celles d un lieu rare où l'union des forces contraires est possible, malgré la grêle, les orages et les dormances du temps.
Au fil des ans, elle avait appris à aimer les fleurs sauvages, coquelicot, ancolie, cœur saignant, sceau de Salomon et rose trémière. Elles vivaient avec le liseron, le ciste et la scabieuse entre les lilas et le potager, d où elles pouvaient converser paisiblement avec les choux et les cardes.
A une époque où les jardineries regorgeaient de produits toxiques, désherbants, anti-limaces et répulsifs, confier la santé des choux à des sauvages relevait sinon du défi, du moins d'une grande clairvoyance.
Celles qu' on appelait couramment les mauvaises herbes rivalisaient de beauté, inventivité, énergie. Elles détenaient de grandes vertus médicinales qu'il convenait de manier sagement.
Certaines fleurs ou herbes se révélaient redoutables, d'autres se mangeaient ou protégeaient le sol ou leurs semblables. Ici, les mondes sauvages et cultivés s'appréciaient, tels les désirs farouches et raffinés du jardin secret de leur jardinière.
Ce jour-là, il y eut deux visiteurs: un asphodèle bleu apparu près des petits buis, et l' ingénieur départemental missionné pour le tracé de la future autoroute, entré pour faire relevés et repérages. La cohabitation des mondes sauvages et civilisés montrait ici toutes ses limites.
Elle l'invita à boire le thé, versa un philtre puissant de sa composition.
C'est délicieux, c'est quoi cette tisane ? fit 1 ingénieur qui n'était pas insensible aux charmes de la belle jardinière.
Est-ce que je peux vous parler franchement? dit-elle en attendant que la mixture produise son effet, car comme toute jardinière, elle était un peu sorcière.
- Euh, oui.
- Comment pourrez-vous prendre une décision, sans avoir d'abord demandé leur avis aux pierres, plantes, fleurs, bêtes et gens qui vivent ici ?
-??!!
- Avant de bavarder, je dois vous présenter au jardin.
- Me...
Elle ne plaisantait pas. Elle l'entraîna debors. Ce fut une singulière promenade, qu'elle entama par un petit discours au peuple rassemblé des cailloux, berbes, brindilles, fleurs, civilisations de coccinelles, de fourmis et d'oiseaux.
L'herbe à voir commençait à faire son effet. L'homme eut le sentiment cjue les papillons le suivaient, que les geais commentaient les échanges entre la femme et les occupants du jardin, que les branches des arbres et la lumière participaient à cet étrange et vibrant entretien.
L'air fut vivifié, le temps sembla se démultiplier. Alors, il défit sa cravate, éteignit son portable, ouvrit ses boutons de chemise, soupira d'aise. Il était ennobli par la dive mixture, mûr pour voir, réentendre la voix du plantain et de la berce, surprendre le petit peuple à l'oeuvre, goûter aux horizons quantiques.
Alors, il vit les mondes qui coexistent et interagissent, il sentit le lien entre les créatures. Il perçut le chant de l'asphodèle comme celui des astres.
L'ingénieur pensa joyeusement : « L'homme est une sorte d arbre. »
Bouche bée, il buvait à la régalade un enseignement que ni l'école ni ses parents n'avaient pu lui offrir. L'herbe à voir enfonçait les vieilles portes, faisait voler les verrous, entraînait l'enfant-sans-nature dans une danse.
Elle secouait vigoureusement ses croyances désuètes et ses élans domestiqués : elle laissait sa place au Grand Mystère.
Quelle salutaire greffe d'arbre! Le suc clarifié des éons offrit à l'ignorant qui s'était cru civilisé un nom, écrit en lettres d'homme: il était un gardien de la terre.
Cela dura des heures et, comme on ne peut sortir indemne d une telle expérience, lorsque l'effet psychotrope s'estompa, l'ingénieur demeura béat, fessier au frais sur le carrelage et magnifié.
Alors, la jardinière sortit un cahier. Elle lui montra des photos de cristallisation sensible. On pouvait admirer la rosace harmonieuse d une goutte de jus de pomme naturel et, à côté, le chaos d un jus terrassé par les traitements chimiques ou irradié.
Il vit ce qu'une goutte de lait d'une vache des alpages produisait de beauté et ce que l'ignorance, la folie des hommes générait, lorsque les cornes des bêtes étaient coupées ou qu'on leur donnait à manger des farines d'origine animale.
Il vit des images montrant des cristaux de glace ayant reçu de l'eau de bruit et d autres, somptueux, confiés à des sonates de Beethoven ou aux romances des merles.
La nature était vivante, sensible à l'environnement, aux intentions humaines, prête à répondre à la conscience qui observait.
Dans I'atelier, elle lui montra un liquide vert doré qu elle'avait préparé quatorze jours avant. Elle commença en son honneur la dynamisation des pétales d ombelles, brassa le tout dans de l'eau tiède, ajouta de la bouse et de la silice de corne, parla des soins qu elle prodiguait au jardin, posa sa main sur son épaule, lui fit cadeau d'un plein panier de fioles d'herbe à voir, cligna de l'œil, lui donna un baiser.
Le soleil avait triché, la journée dura un printemps.
Le temps qu'il fallait pour consulter la vie, avant de jouer inconsidérément avec elle. Le temps d'agir, avant que Terre ne secoue toutes ses puces à la lumière.
L'homme s'en fut léger, changé, illuminé dans la brise du soir et la jardinière sut que la greffe avait pris, que l'arbre humain portait en ville de bons fruits.
Il était venu en conquérant de l'asphalte, il repartait Merlin parmi les décoiffés, un plein panier de vie à déverser dans la tasse des têtes raides.
Elle, caressant la vie qui remuait dans son ventre, songea que la sagesse était contagieuse, quand elle était enseignée au jardin.
Sur le chemin, lui se mit à rire entre deux elfes et songea qu'il était devenu à son tour un jardinier, soucieux de l'avenir d'une graine qu'il avait semée dans sa femme jardin.
Il alla d'un pas joyeux pour verser le contenu des fioles dans le grand réservoir des villes.
Bientôt les robinets allaient cracher une nouvelle eau de vie et réveiller les fontaines des gardiens de la terre.
Il a ceint son front dune charmille,
Fait un noeud d'eau à sa ceinture,
Il a libéré une horde de frères
Entre ses doigts de buis.
Vers le sol il a baissé sa tête
Et laissé monter les écureuils
de l Amour.
Quand il s'est avancé vers la ville
Un edelweiss entre les dents,
La terre-mère a soufflé sur lui
Comme une jardinière.
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