Dialogues de Péguy, musique électro-variète-hard-rock d’un certain Igorrr, chorégraphies de Découflé, Domrémy déménagé dans les dunes du Pas-de-Calais, c’est l’enfance de Jeanne d’Arc vue par Bruno Dumont
Porté par les folies à succès de Ma Loute (2016), le réalisateur se grise d'excentricité en s'inspirant de deux textes de Charles Péguy, Jeanne d'Arc (1897) et Mystère de la charité de Jeanne d'Arc (1910).
Les dialogues, beaux et recherchés, sont essentiellement chantés.
La Pucelle de Domrémy fait un tour de chant en gardant ses moutons.
Des religieuses plus déchaînées que dans La Grande Vadrouille viennent en visite pour un numéro de head-banging (il s'agit de secouer la tête et les cheveux de bas en haut, comme les teigneux du heavy metal).
Et bien, sûr, il y a des apparitions dans l'air...
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L’action, divisée en deux parties, commence en 1425 avec l’enfance de Jeanne d’Arc. C’est à la naissance d’une vocation rebelle que nous invite à assister Dumont, à l’avènement d’une conscience qui se révolte contre le Mal, qui est à cette époque l’aliénation de la France et de son peuple, trahis pas les clercs, à la puissance anglaise.
Une série de dialogues merveilleusement habités confronte Jeannette à sa bonne amie Hauviette, que soutient la foi simple du catéchisme, et à Madame Gervaise, une nonne (que Dumont, facétieux et saugrenu comme il sait l’être, multiplie par deux jumelles), qui lui oppose les vertus de la résignation théologique. Puis une Jeanne adulte, plus résolue et brûlante que jamais, met à exécution ses desseins, trompant son père avec la complicité de son oncle, le film finissant à son départ.
Le dispositif est archi-simple : sur un bout de lande de sa région (sable, touffes d’herbe, moutons, grands ciels et grands vents), Jeannette bavarde avec sa copine Hauviette.
Elle souffre de l’état de la France, aimerait bien qu’un chef de guerre digne de ce nom lève une armée pour bouter dehors l’anglois.
Leur dialogue est magnifique, maniant la langue ouvragée de Péguy. Voir et entendre deux gamines de 10 ans le déclamer (avec parfois des erreurs de diction charmantes) déclenche la première grande émotion de ce film.
Parfois, entre deux strophes, Jeannette et Hauviette chantent et dansent, entre impétrantes à la Nouvelle star, diguedondaine et headbanging straight from Hellfest !
La musique du dénommé Igorrr oscille entre technopop médiéviste (la meilleure part), variétoche opératique à la Hossein ou Plamandon et hard rock aux guitares ringardes.
Dumont a greffé ensemble des éléments d’une invraisemblable hétérogénéité et pourtant, à y réfléchir deux minutes, ces mariages carpe-lapin revêtent aussi une certaine logique : entre la célèbre pucelle et les candidates aux divers radio-concours ou télé-crochets, il y a bien une même extraction populaire et provinciale, une même pulsion de réponse à un appel, un même processus insondable qui nait au plus profond de l’esprit et du corps de jeunes filles.
Dans la deuxième partie du film, Jeanne et Hauviette ont grandi, elles sont devenus des jeunes femmes de 16 ans.
La pucelle sait maintenant que le chef de guerre qu’elle attend, c’est elle.
Elle est prête pour aller délivrer Orléans. En attendant le grand départ, elle sollicite l’alliance de son oncle (joué par un de ces acteurs étrangement comiques typiques de chez Dumont), casse la voix de plus belle (Lara Fabian, sors de ce corps !) et secoue sa chevelure avec une force qui pourrait en faire la présidente du fanclub de Metallica.
On n’oubliera plus ces deux comédiennes inconnues qui incarnent les deux âges de Jeanne : Lise Leplat Prudhomme, craquante, ou la belle brune Jeanne Voisin au prénom prédestiné.
Une beauté très particulière, une puissance très étrange, proche et lointaine à la fois, hiératique et sauvage, ressort de ces scènes composées comme des vitraux ouverts aux quatre vents, sur lesquels le spectateur est invité à lire une Histoire qui charme son regard et pénètre son cœur.
Ces vertus tiennent dans un mélange qu’on s’est bêtement résigné à croire impossible entre culture savante et culture populaire.
Autant de courts-circuits entre la langue de Péguy et la musique rock qui la met sur orbite, entre l’écriture musicale élaborée et les voix façonnées par la soupe anglo-saxonne qui les porte, entre la gaucherie des gestes et la sophistication chorégraphique qui en joue, entre le primitivisme des décors et la poésie maniériste qui fait y léviter les personnages.
De ces collisions admirables, les acteurs sortent transfigurés, touchant, pour le coup, à ce qu’en religion comme en cinéma on appelle la grâce.
A l’instar de Péguy, Dumont signe une sorte de « Mystère cinématographique », inventant avec cette Jeannette ce que le philosophe Gilles Deleuze, fervent lecteur de Péguy et fin connaisseur de cinéma, désignait chez l’écrivain comme un « langage auroral ».
Tel est le sentiment qu’inspire le film. Une impression d’absolue nouveauté, une épiphanie stylistique. Aussi, un précis de fermeté et de dignité pour des temps aussi empoisonnés que les nôtres, une démonstration que l’esprit souffle où il veut.
Des visions, Bruno Dumont en a forcément eu beaucoup pour se lancer dans pareille aventure.
Mais si elles sont délirantes, elles sont aussi très tenues, maîtrisées et mises en scène avec un superbe sens de l'équilibre, de l'harmonie.
Le loufoque n'empêche pas le sérieux, et vice versa. Le cinéaste dit avoir puisé cette liberté chez Péguy, qui s'autorisait tout et son contraire.
Jeannette, l'enfance de Jeanne d'Arc est un vrai festival d'oxymores : le sacré et le trivial se confondent, le mystique et le comique s'unissent.
Le résultat est un cinéma audacieux, très stimulant, qui déroute tout le temps et retient tout le temps l'attention.
C'est sur le plan musical que le risque pris est le plus grand. Car, au lieu de la veine Demy, imparable quand le cinéma français se met à chanter, Dumont et son compositeur, Igorrr, ont choisi une ambiance du type Notre-Dame de Paris au Palais des Sports. Autant dire que ce film ne vise pas une beauté facile. Mais en bataille !
C'est précisément cette bataille qui est la réussite de Jeannette. Grâce à cet étonnant cocktail d'ingrédients, et grâce aux deux jeunes interprètes qui tiennent magnifiquement le rôle-titre, l'une enfant et l'autre adolescente, on a finalement le sentiment d'entrer dans l'âme de Jeanne d'Arc, aussi pieuse que guerrière.
Avec les forces de l'esprit, la petite paysanne engage déjà le fer. Elle n'a plus qu'un pas à franchir pour devenir celle qu'elle sera.
Que le film donne à comprendre cela est la preuve du bien-fondé de la démarche de Dumont.
Mais il aboutit à un tel ovni cinématographique qu'on ne peut, dans le même temps, que remettre en cause cette démarche. Comme son héroïne, le cinéaste s'est donné à lui-même une mission possible et impossible.
Sa créativité se déploie mais s'enferme dans le concept. Sa fantaisie a tout pour séduire le public mais elle atteint une radicalité qui, cette fois, fera fuir la plupart des spectateurs. La réussite de Jeannette est donc aussi une impasse.
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