Déjà saint Athanase affirmait que la génération du Fils est une œuvre de nature. Et saint Jean Damascène, au VIIIe siècle, distinguera l’œuvre de nature, génération et procession, et l’œuvre de volonté, qui est la création du monde.
L’œuvre de nature n’est d’ailleurs pas une œuvre au sens propre, mais l’être même de Dieu : car Dieu est, par sa nature, Père, Fils et Saint-Esprit. Dieu n’a pas besoin de se révéler à lui-même, par une sorte de prise de conscience du Père dans le Fils et l’Esprit, comme l’a cru un Boulgakov.
La révélation n’est pensable que par rapport à l’autre que Dieu, c’est-à-dire dans la création. Pas plus qu’il n’y a dans l’existence trinitaire le résultat d’un acte de volonté, il est impossible d’y voir le processus d’une nécessité interne.
II faut donc soigneusement distinguer de la causalité du Père qui pose les trois hypostases dans leur diversité absolue et sans qu’on puisse établir entre elles un ordre quelconque, sa révélation ou manifestation.
L’Esprit, par le Fils, nous mène au Père où nous découvrons l’unité des Trois. Le Père, selon la terminologie de saint Basile, se révèle par le Fils dans l’Esprit. Ici s’affirme un processus, un ordre d’où résulte celui des trois Noms : Père, Fils et Saint-Esprit.
De même tous les Noms divins, qui nous communiquent la vie commune aux Trois, nous viennent du Père par le Fils, dans le Saint-Esprit. Le Père est la source, le Fils la manifestation, l’Esprit la force qui manifeste.
Ainsi le Père est-il la source de la Sagesse, le Fils la Sagesse elle-même, l’Esprit la force qui nous approprie la Sagesse. Ou encore, le Père est la source de l’amour, le Fils amour qui se révèle, l’Esprit amour en nous réalisé.
Ou, selon l’admirable formule de Mgr Philarète, le Père est l’amour crucifiant, le Fils l’amour crucifié, l’Esprit l’amour triomphant. Les Noms divins sont l’écoulement de la vie divine dont la source est le Père, que nous montre le Fils et que l’Esprit nous communique.
La théologie byzantine nomme " énergies " ces Noms divins : le mot convient particulièrement à ce rayonnement éternel de la nature divine : mieux que les attributs de la théologie scolaire, il évoque pour nous ces forces vivantes, ces jaillissements, ces débordements de la gloire divine.
Car la théorie des énergies incréées est profondément biblique : la Bible évoque souvent la gloire flamboyante et tonnante qui fait connaître Dieu hors de lui-même tout en le dissimulant sous une profusion de lumière. Saint Cyrille d’Alexandrie parle de la splendeur de l’essence divine qui se manifeste.
Les termes lumineux, qui n’ont rien ici de métaphorique mais expriment l’expérience de la plus haute contemplation, reviennent sans cesse pour désigner le resplendissement d’une éblouissante beauté. La gloire divine est multiforme. " Jésus a fait encore bien d’autres choses : si on les écrivait une à une, le monde entier, je crois, ne pourrait contenir les livres qu’on en écrirait " (Jn 21, 25).
De même, le monde entier ne peut contenir les noms innombrables de la gloire.
Dunameis dit le Pseudo-Denys : et tantôt il parle au singulier, tantôt au pluriel. Le nombre ici n’a que faire. Ni un, ni plusieurs, mais l’infinité des Noms divins. Dieu est Sagesse, Amour, Justice..., non parce qu’il le veut, mais parce qu’il est tel. Il n’y a pas ici de mascarade : Dieu montre ce qu’il est.
Nous ne pouvons connaître jusqu’au fond l’essence divine, mais nous connaissons ce rayonnement de gloire qui est vraiment Dieu : car si nous appelons essence la nature divine en tant qu’elle est transcendance inépuisable, et si nous l’appelons énergie en tant qu’elle se manifeste glorieusement, c’est toujours la même nature.
" Père, glorifie-moi de cette gloire que j’avais avant que le monde ne fût " (Jn 17,5). La manifestation énergétique ne dépend donc pas de la création : elle est rayonnement de toujours, que ne conditionne nullement l’existence ou l’inexistence du monde.
Certes, nous la découvrons dans la créature, car " depuis la création du monde, les œuvres (de Dieu) rendent visibles à l’intelligence ses attributs invisibles " (Rm 1, 20) : la créature est marquée du sceau de la divinité.
Mais cette présence divine est une gloire permanente, éternelle, une manifestation non-contingente de l’essence, comme telle inconnaissable.
C’est la lumière qui de toute éternité baigne la plénitude en soi parfaite de la vie trinitaire.
Vladimir Lossky
Extrait de Théologie dogmatique