Conte du temps proche
Ce matin le vieux Mayer est mort. On a eu du mal à le sortir dans l’escalier de la Tour H. Il était si grand, mais aussi si mince, si gris d’habitude dans sa longue houppelande grise, rasant les murs ; on ne le voyait pas, il se savait oublié et cela lui allait bien.
Qui était-il, seul et silencieux dans cet immeuble aux mille bruits, vaisselle, musique, éclats de voix, cris des mômes dévalant l’escalier ? Il n’était rien, et cela lui allait bien.
Chaque jour il sortait, même heure le matin, rentrait à la méridienne et ne sortait plus, alors on ne le voyait guère, et cela lui allait bien.
Pourtant un œil averti aurait été retenu par ce visage pale sorti de rien.
Deux yeux bleus, clairs, si clairs, bordés de cernes noirs comme un ciel d’été menacé d’orage.
Une bouche toujours légèrement ouverte, silencieuse, comme un cratère de volcan éteint.
Les joues rasées avec soin parce que le geste d’antan en avait donné l’habitude.
Seul le menton était enneigé pour couvrir ce qui aurait pu laisser apparaître une virilité à effacer.
Pourtant une abondante chevelure blanche, si blanche, comme l’écume des vagues, aurait pu attirer l’attention, mais Ulrich portait un vieux chapeau sans forme cachant ces beaux restes du temps passé.
Ainsi dans l’ombre, il n’était décidément rien, et cela lui allait bien.
Quelques jours plus tard, un article parût dans la Nouvelle Gazette de Vienne.
Le Docteur Ulrich Mayer est mort et le monde des Arts est en deuil. Tant d’années s’étaient écoulées depuis que ce nom fut prononcé avec admiration.
Le jeune chef d’orchestre de la Philharmonie enchantait le public, il aurait sûrement une magnifique carrière laissant son nom parmi les grands. Et cela lui allait bien.
Mais voilà, il était juif et son talent avait donc forcément quelque chose de diabolique dans l’Autriche nazifiée.
Absorbé dans son monde intérieur, il ne vit pas venir l’orage.
Un jour, les pas cadencés se rapprochèrent de sa demeure, de plus en plus forts, comme une armée de tambours.
Il est parti, tiré par les uns, poussé par les autres, et jeté en enfer sans rien, nu, sans autre musique que des cris, notes stridentes, ordres vociférés et sanglots étouffés.
Le temps n’existait plus, il n’était rien. Mais il entendait encore parfois une musique lointaine, si douce, simplement sublime. Tout n’était pas perdu, il survécut.
Mais que restait-il de cette vitalité généreuse de jadis, des amis, des femmes désirables, des conversations toniques, des promenades aux odeurs de lilas, des accords jaillis de l’orchestre, du chant du violon ou du piano en concerto quand il partageait sa passion ?
Le nouveau monde n’était plus le sien. Alors il s’enferma dans un ailleurs, et cela lui allait bien.
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