En grec, ce terme tarabiscoté signifie littéralement la « bonne tournure », c'est-à-dire la capacité de « tourner de façon heureuse » des paroles ou des actes pour le bien de l'esprit, ou encore l'« enjouement ».
Le mot apparaît dans la colossale Somme théologique (2e partie de la 2e partie, question 168, article 2 : « Peut-il y avoir de la vertu dans les activités de jeu ? ») de saint Thomas d'Aquin, qui n'est pas précisément réputé pour avoir été un joyeux drille, mais qui savait à coup sûr, après avoir rédigé un pareil monument, ce que signifient le travail et l'effort.
L'eutrapélie désigne la vertu qui consiste à savoir s'accorder une légitime détente.
L'eutrapélie est une vertu, c'est-à-dire une capacité à bien agir.
Pour Thomas d'Aquin, une vertu est toujours un moyen terme entre ces deux extrêmes que sont une exagération et un manque (de là vient la locution latine In medio stat virtus, « La vertu se tient au milieu »).
Ce moyen terme ne signifie pas une moyenne statistique ou une sorte de compromis médiocre, mais un optimum, la meilleure façon d'exercer nos capacités : par exemple, la vertu de courage est le juste milieu entre les deux « vices » que sont la couardise et la témérité, la vertu de générosité est le juste milieu entre avarice et prodigalité, etc.
L'eutrapélie est, quant à elle, une « petite vertu », c'est-à-dire un cas particulier de cette grande vertu « cardinale » qu'est la tempérance, conçue comme la capacité à être modéré, à user sur le mode du ni trop ni trop peu des bonnes choses de la vie (la boisson, la nourriture, le sexe, le rire, etc.).
Mais ce n'est pas parce qu'une vertu est dérivée d'une autre qu'elle est sans importance.
L'eutrapélie, explique Thomas, est tout à fait essentielle : c'est le juste milieu entre la paresse et l'hyperactivité ou l'agitation permanente, et elle consiste donc à savoir accorder à l'esprit crispé, fatigué par le travail, la légitime détente qui lui permet de ne pas se briser sous la tension accumulée.
Voyez donc un peu ce qu'écrit en substance Thomas d'Aquin, docteur de l'Église et « prince des théologiens », pour promouvoir l'eutrapélie : « De même que l'homme a besoin d'un repos physique pour la reconstitution des forces de son corps qui ne peut travailler de façon continue, car il a une puissance limitée, il en est de même de l'esprit, dont la puissance aussi est limitée.
Le repos de l'esprit, c'est le plaisir. C'est pourquoi il faut remédier à la fatigue de l'esprit en s'accordant quelque plaisir.
L'esprit de l'homme se briserait s'l ne se relâchait jamais de son application.
Ces paroles et actions, où l'on ne recherche que le plaisir de l'esprit, s'appellent divertissements ou récréations, le jeu, les plaisanteries. Il est donc nécessaire d'en user de temps à autre pour donner à l'esprit un certain repos. »
Les diverses scansions temporelles de nos existences fournissent des occasions de pratiquer cette vertu d'eutrapélie : chaque jour, pour se reposer du travail accompli - et cette maladie du siècle qu'est le burn-out apparaît précisément comme la pathologie de ceux dont l'esprit se brise parce qu'ils ne savent, ou ne peuvent, exercer l'eutrapélie.
Chaque semaine, notamment lors de la césure du dimanche, qui devrait constituer non seulement pour les chrétiens le jour du Seigneur, mais aussi pour tous ceux que le labeur de la semaine a fatigués, le jour de l'eutrapélie.
Et chaque année pendant les vacances, dont, dans le meilleur des mondes possibles, nous devrions tous bénéficier.
DENIS MOREAU
Philosophe
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