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17 avril 2018 2 17 /04 /avril /2018 22:55
 Nous tuerons le désir

La mort de l’officier de gendarmerie Arnaud Beltrame est venue nous rappeler un mot ancien, un mot perdu, je veux parler de l’héroïsme.

Contrairement à certaines représentations faciles et dégradées, l’héroïsme n’est pas réductible au seul exploit, à la seule puissance de l’action. S’en tenir à la toute-puissance du héros, c’est le défaire de la signification éthique de son sacrifice.

C’est confondre sa noblesse avec la seule violence de l’action. C’est oublier que l’énigme de la démesure, de l’excès de certaines actions humaines est au cœur de nos limites et de notre fragilité, non seulement physiques et matérielles, mais aussi et bien plus profondément nos limites éthiques, voire spirituelles.

L’héroïsme ne nous parlerait pas s’il n’avait lieu dans le désordre infini de la vie qui nous sollicite de toutes parts. Désordre de notre fragilité devant le bien et le mal.

Précisément et paradoxalement, un héros est celui dont la liberté lui fait accepter des choses qu’il ne maîtrise pas. C’est l’impuissance du héros qui fait la vaillance du héros.

Les auteurs de nos anciennes chansons de geste le savaient bien, ils touchaient l’âme de leurs auditeurs par le récit d’actions extraordinaires menées par des hommes qui pleuraient, qui vacillaient, et dont les faiblesses mortelles témoignaient de leur courage.

La mort venait, hélas, signer leur vulnérabilité ; et cette vulnérabilité nous rappelait à la nôtre et à celle de tout bien, de toute justice. Une action humaine bonne et juste ne l’est que de la vulnérabilité de la vie humaine, que de la fragilité du bien et des valeurs humaines.

C’est la raison pour laquelle l’héroïsme était si important dans la pensée des Anciens. Par nos actions libres et volontaires nous assumons que la vie est digne d’être vécue.

Or le héros est celui qui nous rappelle que ce qui rend la vie digne d’être vécue peut parfois conduire à mettre fin à cette vie, prenant le risque de détruire cette vie qui nous est si chère. Le héros ne méprise pas la vie, comme le rappelait Aristote.

Plus un homme fait preuve de courage, plus il est attristé par la perspective de la mort. Parce que le courage authentique naît de la considération infinie que nous portons à la vie. La nôtre comme celle de tout autre.

Ce qui nous bouleverse dans l’héroïsme, c’est ce conflit de l’exigence éthique entre avoir à assumer la liberté de vivre, de vivre bien comme de vivre le Bien, et la nécessité parfois de risquer cette liberté à sa propre fin.

Faut-il faire le sacrifice de la possibilité d’agir bien, en renonçant à l’action qui pourrait sauver une vie, ou faut-il faire le sacrifice de la vie elle-même ? C’est la douloureuse et incohérente mélancolie de l’héroïsme.

Aristote, d’ailleurs, s’interrogeait à propos des êtres illimités ou des dieux. Peuvent-ils comprendre les valeurs éthiques des hommes ? Ils n’endurent pas, explique le philosophe, des choses redoutables en prenant des risques parce que c’est noble.

La mythologie abonde d’histoires dans lesquelles les dieux considèrent leur propre manque de limites comme une contrainte.

Ils envient aux mortels leurs amours contrariées, leur courage, leurs aspirations déchirantes et leurs besoins. L’immortalité du dieu ou du personnage tout-puissant, ou de celui qui se prend pour tel, le prive de l’intensité du courage mortel et de la beauté de l’action juste et généreuse.

C’est reconnaître qu’un héros ne l’est qu’au regard de nos limites et de nos faiblesses. C’est-à-dire que la beauté et la bonté que l’on accorde à la vie humaine ne peuvent être considérées ni comprises en dehors de notre vulnérabilité.

Ce qui revêt pour nous de la valeur dépend essentiellement de nos besoins et de nos limites. Le courage, c’est de supporter sans fléchir notre vulnérabilité, sachant que pour la préserver il peut nous arriver d’avoir à la mettre en péril.

Et finalement, le héros vient nous rappeler que l’absence de limites, le sentiment, la croyance fanatique d’être sans limites, sont eux-mêmes de terribles limites.

Une véritable action héroïque se met librement au service du bien en faisant de notre vulnérabilité la seule puissance de vie et de désir.

C’est ce qui différencie radicalement l’action héroïque de l’action terroriste.

Le grand romancier russe Dostoïevski l’avait compris, lui qui faisait dire à ses apprentis terroristes (Les Démons) : « Nous tuerons le désir. »

Nous abolirons ce qui nous rend si vulnérables, aimants et inquiets, fragiles et curieux de vivre.

Or il n’y a de bien et de bon qu’à l’intérieur des frontières qui nous définissent comme créatures mortelles et désirantes, et cette nécessité même est constitutive de beauté.

Et d’honneur.

Frédéric Boyer

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