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15 septembre 2018 6 15 /09 /septembre /2018 22:52
L'an dernier  à Louqsor

L'an dernier à Louqsor et à Karnak, je revoyais les statues colossales des Pharaons, ces Pharaons dont l'effigie multipliée à des centaines d'exemplaires se dresse à huit mètres de hauteur et veut donner l'impression d'une puissance divine. Le Pharaon dominant son peuple qui n'est que poussière sous ses pieds.

C'est ainsi que l'humanité a conçu la grandeur. L'humanité n'a jamais pu comprendre autrement la grandeur que sous la forme de la domination. Le plus grand, c'est celui qui écrase, qui a des sujets, qui commande et exige d'être obéi. C'est celui devant qui le peuple n'est que poussière. 

Et c'est pourquoi les Pha­raons sont divinisés. Ils reçoivent leur investiture de la divinité et ils exigent d'être obéis et d'être reconnus comme des Dieux. Le Pharaon est Dieu. C'est l'impression que l'on reçoit immé­diatement devant le spectacle de ces statues gigantesques où le Pharaon a multiplié son visage comme le visage de la divinité.

Mais si le Pharaon est Dieu, Dieu est aussi un Pharaon.

Cette image de la grandeur divine va traverser l'histoire. Dieu apparaîtra lui aussi comme un monarque, comme un despote, comme le maître absolu devant lequel nous ne sommes que néant, celui qui peut nous imposer son joug et nous châtier des derniers châtiments si nous nous soustrayons à sa volonté. 

Et dans la Bible elle-même, dans l'Ancien Testament qui est d'ailleurs dans son essence un mouvement vers Jésus -et c'est là toute sa valeur- il n'en reste pas moins vrai que l'image de Dieu est cette image royale, le plus souvent l'image d'un dominateur, d'un despote absolu, dont la pré­sence fait mourir.

Aussi bien voyons-nous Isaïe lors de sa pre­mière vocation, saisi de terreur: il va mourir et, lorsque les Hébreux se trouvent au pied du Sinaï, et qu'ils s'apprêtent à affronter la présence de Dieu, ils crient vers Moïse en disant: «Parle nous, toi, mais que Dieu ne nous parle pas. Car si Dieu nous parle, nous allons mourir.» 

C'est ainsi que si les hommes ont donné à leurs rois, dans l'antiquité, le visage de la divinité, ils ont donné aussi à la divinité le visage de leurs rois. C'est ainsi que nous tous nous concevons la grandeur. La grandeur, c'est de dominer; la grandeur, c'est d'être au-dessus des autres; la grandeur, c'est d'être applaudi; la grandeur, c'est d'avoir des sujets. Dans un ordre quelconque, la grandeur, c'est de regarder de haut en bas vers une foule qui admire et qui offre le tribut de ses hommages. 

Et nous sommes tout infectés, tout empoisonnés de cette image de la grandeur, puisque nous aussi, dévorés comme nous le sommes par notre amour-propre, nous ne pen­sons qu'à  nous mettre en valeur, éclipser les autres, en faisant parler de nous.

Cette image corrompt notre esprit, cor­rompt aussi notre religion, parce que justement l'Évangile nous a apporté une autre échelle des valeurs. A cette échelle des valeurs fondées sur la domination, sur l'écrasement de la fragilité humaine par la puissance divine, selon l'image que les hommes étaient alors capables de construire, l'Evangile oppose une nouvelle 
échelle des valeurs, incroyable, merveilleuse et dont nous n'avons pas encore commencé de comprendre la portée.

Le Jeudi Saint, à quelques heures de l'Ago­nie, les apôtres sont encore entrés au Cénacle sans comprendre. A la table même de la Cène, ils se sont disputés la première place.

Car il ne reste pas autre chose que des pre­mières places, et Jacques et Jean -Jean lui­ même, le disciple bien-aimé - ont par l'entre­mise de leur mère réclamé les premières places.

Ils rêvent de s'asseoir sur des trônes pour juger les douze tribus d'Israël. Ils ne savent pas, comme disait Jésus, de quel esprit ils sont. Ils sont dominés, comme nous le sommes encore, par cette image de domination. Pour eux, la grandeur, c'est de regarder de haut en bas, d'avoir des sujets et de recevoir des hommages.

Et Jésus va nous introduire maintenant dans la véritable grandeur. Il va mettre de l'eau dans un bassin, il va se ceindre d'un linge, il va s'agenouiller devant eux, il va leur laver les pieds, fai­sant le geste que les esclaves des Hébreux eux­-mêmes auraient refusé à leurs maîtres. 

Et Pierre, toujours dominé par son image de la grandeur, de la fausse grandeur, se scandalise : «Mais non, Seigneur, c'est impossible ! » Il veut détourner Jésus de cette  humilité, comme il voulait le détourner naguère de la Croix. 

Il faut que Jésus affirme qu'il n'aura aucune part au Royaume s'il ne se laisse faire. Et maintenant Jésus à genoux lave les pieds de Judas qui l'a vendu, de Pierre qui va le renier, de Jacques et Jean qui vont s'en­dormir dans le Jardin de l'Agonie, de tous les autres qui vont s'enfuir quand il aura été livré et qu'il apparaîtra désormais comme le condamné voué à l'infamie. 

C'est ici que commence la Nouvelle Alliance, que le voile se déchire, que le vrai visage de Dieu apparaît et que cette échelle de grandeurs nouvelle, incomparable, nous est enfin révélée : la véritable grandeur, ce n'est pas de dominer, la véritable grandeur, c'est la générosité, la générosité... Le plus grand, c'est celui qui donne le plus, celui qui donne tout, celui qui donne infiniment, celui qui n'a rien, celui qui n'est qu'Amour et qui ne peut qu'aimer.

Ce visage de Dieu se révèle enfin, le vrai, l'unique vrai visage de Dieu, inconnu, insoupçonné, imprévisible, merveilleux, celui que le monde d'aujourd'hui attend et ne connaît pas encore.

Car enfin, tout l'athéisme moderne: Marx, Nietzsche, Sartre, Camus, tous ces grands talents, tous ces grands hommes, chacun à sa manière, pourquoi refusent-ils Dieu? Mais justement, Dieu, ils le voient toujours sous l'image du Pharaon, comme une limite à l'homme, comme une menace contre l'homme, comme un interdit, comme une défense, comme une barrière.

Ainsi que l'écrit Sartre dans ce raccourci terrifiant: «Si Dieu existe, l'homme est néant», tant ils ont le sentiment que l'homme doit se tenir debout, s'il veut être un créateur, s'il veut courir une aventure qui en vaille la peine, il ne doit compter que sur soi, ne pas faire appel à ce Dieu qui nous dispense de tout travail, de tout effort créateur, parce qu'il a tout fait, parce que les jeux sont faits, parce que le sort en est jeté, parce que notre destin est éternellement prédéterminé.

Et c'est  au nom de l'activité humaine qu'ils revendiquent leur athéisme, pour que l'homme soit pleinement lui-même, pour qu'il atteigne à toute sa grandeur, pour qu'enfin il soit vraiment un créateur.

Ils ne savent pas combien nous sympathisons avec eux. Nous aussi, nous sommes des hommes, nous aussi, nous avons le sens de la dignité, un sens brûlant, ineffaçable. Nous aussi, nous savons qu'une conscience humaine est inviolable, qu'un homme n'est pas un objet dont on puisse disposer comme d'une marchandise, que l'homme est un sujet, qu'il doit être vraiment l'origine et la source de nos actes. 

Et le créateur lui-même, dans l'ordre de la générosité et de l'amour, où tout est fondé sur la récipro­cité, va nous donner - et c'est cette immense révélation, cette lumière inépuisable du lave­ment des pieds.

Devant quoi Jésus est-il à genoux? Devant ce Royaume de Dieu que nous avons à devenir. Et il n'y en a pas d'autre. Le Royaume de Dieu, c'est la Royauté d'Amour de Dieu au plus intime de nous. Et cette Royauté, Dieu ne peut pas l'accomplir tout seul. Autrement, Jésus ne serait pas à genoux devant ses disciples.

Pour que cette Royauté existe réellement, il faut notre consentement, il faut que le cœur de Judas s'ouvre, que le cœur de Pierre accepte, que le cœur de Jacques et de Jean s'éveille, que tous les autres sortent de leur sommeil et qu'ils prononcent ce «oui» sans lequel rien ne peut s’accomplir. Et c'est justement pour éveiller ce consentement, pour rendre attentif chacun de ses disciples et nous-mêmes à ce Royaume intérieur que Jésus est à genoux. 

Jamais l'homme n'a reçu tant d'honneurs, jamais la liberté humaine n'a reçu une telle dimension que dans cet agenouillement du Seigneur devant ses disciples et devant nous-mêmes.

C'est cela le vrai visage de Dieu. La grandeur, ce n'est pas de dominer. Dieu n'est pas celui qui a le goût de l'esclavage, Dieu n'a pas de sujets­ au sens de Pharaon - Dieu ne domine personne. La Royauté  de Dieu, c'est justement de nous toucher par sa liberté pour susciter la nôtre.

Un monde nouveau, un monde inconnu, un monde insoupçonné, un monde merveilleux, puisque notre «oui» - comme le «oui» de la fiancée dans un véritable mariage, conditionne le «oui» du fiancé - est condition du mariage que Dieu veut contracter avec nous. Comme l'exprime l'apôtre Paul: «Je vous ai fiancés à un époux unique, pour vous présenter au Christ comme une vierge pure.»

C'est cela notre Dieu.

Non pas une limite, non pas une menace, non pas un interdit, non pas une vengeance, mais l'Amour agenouillé qui attend éternellement le consentement de notre amour sans lequel le Royaume de Dieu ne peut se constituer et s’établir. 

Exactement tout le contraire de ce que l'on imagine. On imagine les croyants comme de pauvres types qui ont peur, qui s'en remettent à une puissance indiscutable pour  boucher les trous de leur impuissance. 

Oui, c'est cela Dieu, le bouche-trou de tout ce que l'on ne sait pas, et de tout ce que l'on ne peut pas. Alors, cela fait un Dieu rabougri, un Dieu et un homme méprisables. Mais non, justement l'Évangile, la Bonne Nouvelle nous ouvre cet horizon prodigieux, celui-là même que secrètement notre cœur attendait: l’Évangile nous fait connaître, l’Évangile nous révèle le cœur de notre Dieu et nous introduit dans son amitié car désormais, il n'y a plus de serviteurs, il n'y a plus que des amis. C'est une révolution sans précédents.

Il faut que nous entendions cet appel, que, comme le veut le pape saint Léon  dans son Homélie de Noël, nous prenions conscience de notre admirable dignité. Dieu n'a pas le goût de cette soumission d'esclave. Il attend notre amour de fils. Il attend notre confiance d'ami. Il veut faire de nous des collaborateurs d'un monde qui ne peut pas s'achever sans nous. 

Le grand romancier Pasternak, dans son livre bien connu, Le Docteur Jivago, a deux ou trois pages miraculeusement belles sur la nouveauté du Christianisme et il oppose aux miracles de l’Ancien Testament, aux grands mouvements des peuples sous la conduite de Moïse, le miracle silencieux de la conception de Marie. Ce miracle secret qui s'accomplit à l'ombre du Saint Esprit, ce miracle que la langue humaine est incapable d'exprimer, ce miracle où Dieu vient à nous, ce miracle va resplendir à travers la pavreté de Marie, le visage éternel du Dieu vivant.
 
Et il conclut ces pages par ce raccourci prodigieux, emprunté à la liturgie russe: «Adam a voulu se faire Dieu et il n'a pas réussi, il ne l'est pas devenu. Mais maintenant, Dieu s'est fait homme afin de faire de l'homme un Dieu. » 

On ne peut pas, comme le fait la liturgie russe, opposer d'une manière plus brutale les deux échelles de valeurs, celle de l'Ancien Testament, fondée sur l'image de domination où le péché suprême était de vouloir ravir à Dieu ses droits en se faisant Dieu  au lieu d'être un esclave courbé dans la poussière, et la nouvelle échelle de grandeurs du Nouveau Testament, fondée uniquement sur la générosité où, comme le disait Athanase et après lui Augustin, Dieu s'est fait homme afin que l'homme devint Dieu. 

Car bien sûr, dans l'échelle de générosité, il n'y a plus de rivalité possible, car celui qui donne tout, ne demande rien d'autre que communiquer tout ce qu'il est pour nous faire pénétrer dans son inti­ mité afin que sa vie devienne la nôtre et la nôtre la sienne.

Voilà la charte de notre liberté : l'Évangile nous délivre de ce monarque et nous a délivrés de cette menace d'un Dieu dont on avait peur et devant  lequel on pensait  toujours devoir mourir. L'Évangile nous fait entrer dans l’intimité du Dieu vivant qui fait surabonder la vie, et il vient à nous, l’Évangile, comme la Bonne Nouvelle d'aujourd'hui, la plus brûlante, la plus passionnante, la plus  magnifique. Il nous demande de nous redresser, d'atteindre à notre stature qui est la stature du Christ et de devenir avec Dieu des créateurs dans le même ordre de grandeur que lui, l'ordre de grandeur de la générosité, de l'Amour et du don de soi. Car justement, Dieu s'est fait homme afin que l'homme devienne Dieu.

Maurice Zundel

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commentaires

R
Bonjour, <br /> Je vous remercie pour toutes vos publications, un vrai baume au cœur ! <br /> Pouvez-vous me dire si le texte de Maurice Zundel est un extrait d'un de ses nombreux livres svp ?!!! Si tel est le cas, pouvez-vous me communiquer le titre de son ouvrage svp ?!!! <br /> Je vous remercie et vous souhaite une excellente journée en Sa Présence !<br /> Rosa Maria
Répondre
M
Le texte est extrait de Dieu, le grand malentendu aux editions Saint-Paul 1997<br /> avec un surtitre Vivre l'Evangile avec Maurice Zundel 44pages