Marc CHAGALL – La Fenêtre Dans Le Ciel, 1957
Coup de fil de P., mon frère aîné. Papa est hospitalisé en urgence. Maman est perdue, soudain seule dans leur petite maison de la plaine toulousaine.
Je l’appelle.
Elle décroche mais semble ne pas réaliser ce qui se passe. J’entends sa tristesse affolée.
Elle ne répond pas à mes questions et dit simplement : « Je vais rester près de la fenêtre. » Oui, elle va attendre là.
Je voudrais lui dire ne t’en fais pas. Tout se passera bien. Mais rien ne sort, et de toute façon elle n’entend plus qu’un mot sur dix.
Je me souviens bizarrement de mes deux tantes, les sœurs de ma mère, qui autrefois n’arrêtaient pas de nous mettre en garde, nous les enfants : « Ne touchez pas à la fenêtre ! »
Crainte de nous voir tomber, salir ou briser un carreau.
Ou pressentiment imaginaire d’une envolée possible comme les petits moineaux que nous guettions en rêvant, les heures d’ennui, par ces fameuses fenêtres.
Ou bien méfiance obscure, sacrée, suscitée par la Lumière et le Dehors – petites divinités redoutables de leurs intérieurs.
Aujourd’hui, je vis à Paris, loin de Toulouse. J’imagine maman assise près de l’unique fenêtre du salon de leur pavillon, et qui donne sur un maigre jardin abandonné aux chats et aux oiseaux.
Quels esprits, quelles présences fantômes portés par la lumière, et vêtus de ses rayons, maman pense-t-elle apercevoir à travers les carreaux vitrés ? Et porteurs de quelle consolation ? Il ne lui reste donc que cela, une fenêtre ? Un coin de lumière.
Je suis ainsi fait, je ne peux m’empêcher d’aller fouiller dans les livres. Sans doute aussi pour distraire mon puissant chagrin.
Isidore de Séville, évêque wisigoth du VIIe siècle, formidable érudit, donnait comme étymologie au mot fenêtre le grec phôs, lumière, et le latin ministrare (servir, organiser, régir).
La fenêtre est ce qui régit, distribue et sert la lumière. Mais Isidore voyait d’autres étymologies possibles dont le verbe latin fenero qui signifie pratiquer l’usure, prêter avec intérêt.
Une fenêtre prête la lumière, la retient en quelque sorte comme un gage. Quant à l’ancien français fenestre, il désigne un passage, une ouverture.
Toute fenêtre est un lieu de décision entre le monde et nous.
J’applique à cette méditation la parole d’Isaïe : « Qui forme la lumière et crée l’obscurité fait la paix et crée le mal » (45, 7).
Est-ce pour cela que l’on s’approche d’une fenêtre ?
Avec cette ambivalence de qui ou quoi régit la lumière, l’encadre, et donc aussi l’obscurité.
Je sais maman, là-bas, accrochée à sa dernière fenêtre, suspendue à ce jugement de la lumière et de la nuit, ultime croyance dans la conjuration du monde extérieur et de son désastre.
Je rédige cette chronique et me souviens de Noé à l’intérieur de son arche imaginaire flottant sur la ruine de la Création.
Je les associe librement, maman et le personnage biblique.
Comme lui, maman est recroquevillée dans son arche fermée, figure poignante de la détresse devant l’obscurité du monde.
Le hasard joue des tours heureux parfois. Je viens de lire le manuscrit formidable d’un écrivain sur sa mère (Philippe Michard).
Il cite dans un passage les commentaires rabbiniques qui s’étonnent que l’arche ne soit pourvu que d’une ouverture unique : « Tu feras à l’arche une fenêtre » (Gn 6, 16).
Une seule petite fenêtre ?
Certains, munis d’un louable esprit pratique, préfèrent traduire par porte mais le mot tsohar en hébreu, d’un sens incertain, comme le rappelle Philippe Michard, est issu d’une racine verbale signifiant être au milieu du jour, tsahar, briller, éclairer, illuminer, d’où tsahoraïm, midi, et tsahir, clair, limpide. Ah la consolation des dictionnaires…
Dans le mot on entend aussi tsar qui signifie angoisse.
Tout est là pour moi pour décrire la dernière et unique petite fenêtre vers laquelle maman se réfugie.
Ouverture possible sur midi et l’angoisse. Je reprends le midrash (Béréchit Rabba 31), dans lequel Rabbi Lévi explique que cette fenêtre solitaire c’était « une perle. Tous les douze mois où Noah était dans l’arche, il n’eut pas besoin, ni de la lumière du soleil le jour, et ni de la lumière de la lune la nuit, mais il avait une perle qu’il avait suspendue, et à l’heure où elle était claire, il savait que c’était le jour, et à l’heure où elle brillait, il savait que c’était la nuit. »
Au cœur de la destruction, la « fenêtre » (tsohar) ne pouvant donner accès à une quelconque lumière extérieure devient elle-même lumière intérieure.
Nos existences dans la catastrophe sont, comme l’arche de Noé, éclairées de l’intérieur.
La nuit vient.
Je ne sais rien de ce qui va échoir à tel ou tel autour de moi sinon les hardes de la vieillesse qui vient, et moi je pense à la fenêtre de ma mère, je pense oui à cette fenêtre, perle lumineuse que chacun aura cherchée toute sa vie et qu’il n’aura pas forcément trouvée, je pense à la lumière, je pense à nous qui dessinons des fenêtres dans le ciel.
Frédéric Boyer
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