... la mort est une séparation qui n’est pas séparation.
La tradition orthodoxe attache la plus grande importance à ce point.
Les vivants et les défunts appartiennent à une seule famille.
L’abîme de la mort n’est pas infranchissable, puisque nous pouvons tous nous retrouver autour de l’autel de Dieu.
L’écrivain russe Iulia de Beausobre (1893-1977) disait: «l’Eglise (...) est le point de rencontre des morts, des vivants et de ceux encore à naître qui, s’aimant les uns les autres, se réunissent autour du roc de l’autel pour proclamer leur amour de Dieu.»
C'est aussi ce que dit un autre auteur russe, le prêtre missionnaire Macaire Gloukharev (1792-1847) dans une lettre à un fidèle en deuil:
«En Christ nous vivons, nous nous mouvons et nous existons. Vivants et morts, tous nous sommes en lui. Il serait plus juste de dire: nous sommes tous vivants en lui, et il n’y a pas de mort.
Notre Dieu n’est pas un Dieu des morts, c’est le Dieu des vivants. C’est votre Dieu, c’est le Dieu de la défunte.
Il n’y a qu’un Dieu, et vous êtes unis dans l’Unique.
Seulement, vous ne pourrez pas vous voir pendant quelque temps, pour que la rencontre future soit plus joyeuse.
Alors plus personne ne vous enlèvera votre joie.
Mais même maintenant vous vivez ensemble; seulement elle est allée dans une autre chambre et a fermé la porte... L’amour spirituel ignore la séparation visible.»
Comment peut-on maintenir cette communion permanente?
Il y a d’abord un faux chemin, que certains ont trouvé attirant, mais que la tradition orthodoxe rejette absolument.
Non, la communion entre les vivants et les morts ne saurait être le fait de pratiques relevant du spiritisme ou de la nécromancie.
Dans un christianisme authentique, il ne saurait y avoir place pour des techniques visant à communiquer avec les morts comme le recours aux médiums par exemple.
En effet, ces pratiques sont extrêmement dangereuses; elles exposent souvent ceux qui s’y adonnent à des forces démoniaques.
Le spiritisme est aussi l’expression d’une curiosité illégitime, du genre de celui qui essaye de regarder ce qui se passe derrière une porte fermée par le trou de la serrure.
Comme le dit le Père Alexandre Eltchaninoff (1881-1934), «Nous devons humblement admettre l’existence du Mystère, et ne pas essayer de faire le tour par l’escalier de service pour écouter aux portes.»
Cela dit, et les vies des saints nous l’apprennent, il y a certainement des cas où les morts communiquent directement avec les vivants, que ce soit dans les rêves ou à travers des visions.
Mais, de notre côté, nous ne devons pas essayer de forcer ces contacts.
Tout artifice visant à manipuler les morts est contraire à la conscience chrétienne.
La communion qui nous unit aux morts ne se situe pas au niveau psychique, mais au niveau spirituel; et le lieu où nous nous rencontrons n’est pas un salon, mais la table eucharistique.
Le seul fondement légitime de notre communion avec les morts est la communion dans la prière, surtout dans la célébration de la Divine Liturgie.
Nous prions pour eux, et en même temps, nous sommes sûrs qu’ils prient pour nous; et c’est par cette intercession mutuelle que nous sommes réunis, au-delà des frontières de la mort, dans un lien d’unité ferme et indéfectible.
Prier pour les morts n’est pas, pour les chrétiens orthodoxes, un simple plus, à option; c’est au contraire un élément accepté et invariable de notre culte quotidien. Les prières que nous disons sont multiples:
«Abîme de sagesse qui aimes les hommes et diriges toutes choses en vue du salut, unique Créateur dont chacun reçoit ce qui lui convient, accorde le repos, Seigneur, aux âmes de tes serviteurs, car leur espérance repose en toi, notre Auteur, notre Créateur et notre Dieu.»
Mais aussi: «Fais reposer parmi les saints, ô Christ, les âmes de tes serviteurs, en un lieu d’où sont absents la peine, la tristesse, les gémissements, mais où se trouve la vie éternelle.»
Et encore: «Accorde, Seigneur, à tes serviteurs le repos et place-les dans le Paradis, là où les chœurs des justes et des saints brillent comme des astres lumineux; donne-leur, Seigneur, le repos en effaçant tous leurs péchés.»
Parmi ces prières, certaines ont un ton plus sombre; elles nous rappellent la possibilité d’une séparation éternelle d’avec Dieu:
«Du feu qui ne s’éteint, des ténèbres sans clarté, des grincements de dents, du ver qui ronge incessamment et de toute affliction sauve, Seigneur, tous les fidèles défunts.»
Cette intercession pour les morts n’a pas de limites rigides.
Pour qui prions-nous?
Stricto sensu, dans les célébrations liturgiques publiques, les règles orthodoxes n’autorisent les prières nominatives que pour ceux qui sont morts dans la communion visible avec l’Église.
Mais il y a des cas où nos prières sont beaucoup plus larges. Aux vêpres du dimanche de Pentecôte, des prières sont dites même pour ceux qui sont en enfer:
«Toi qui en cette fête éminemment parfaite et salutaire as daigné recevoir nos prières d’intercession pour ceux que retiennent les enfers, et qui nous a donné grandement l’espérance de te voir accorder aux défunts la délivrance des afflictions qui les accablent et leur soulagement...»
Quelle est la base doctrinale de cette prière constante pour les morts?
Comment se justifie-t-elle du point de vue théologique?
La réponse à ces questions est extrêmement simple et directe. La base, c’est notre solidarité dans l’amour mutuel.
Nous prions pour les morts parce que nous les aimons.
L’archevêque anglican William Temple appelle de telles prières «le ministère de l’amour»; et il affirme dans des mots que tout chrétien orthodoxe serait heureux de faire siens:
«Nous ne prions pas pour eux parce que Dieu les négligera si nous ne le faisons pas. Nous prions pour eux parce que nous savons qu’il les aime et en prend soin, et nous demandons le privilège d’unir notre amour pour eux à celui de Dieu.»
Et comme le dit Pusey, «Le refus de prier pour les morts est une pensée si froide, si contraire à l’amour, que pour cette seule raison, elle doit être fausse.»
A partir de là, aucune autre explication ou justification de la prière pour les défunts n’est nécessaire ou même possible.
Une telle prière est simplement l’expression spontanée de notre amour les uns pour les autres.
Ici, sur terre, nous prions pour les autres; pourquoi ne pas continuer à prier pour eux après leur mort?
Ont-ils cessé d’exister, au point que nous devrions cesser d’intercéder pour eux?
Vivants ou morts, nous sommes tous membres de la même famille; ainsi, vivants ou morts, nous intercédons les uns pour les autres.
Dans le Christ ressuscité, il n’y a pas de séparation entre les morts et les vivants; comme le dit le Père Macaire Gloukharev, «nous sommes tous vivants en lui, et il n’y a pas de mort.»
La mort physique ne peut défaire les liens de l’amour et de la prière mutuels qui nous unissent tous dans un seul et même Corps.
Bien sûr, nous ne comprenons pas exactement comment une telle prière profite aux défunts.
De même, quand nous prions pour des vivants, nous ne pouvons expliquer comment cette intercession peut les aider.
Nous savons de notre propre expérience que la prière pour notre prochain est efficace, et nous continuons donc à la pratiquer.
Toutefois, qu’elles soient offertes pour les vivants ou pour les morts, ces prières agissent d’une manière qui reste mystérieuse.
Nous sommes incapables de pénétrer l’interaction exacte entre l’acte de la prière, le libre arbitre d’une autre personne, la grâce et la prescience de Dieu.
Quand nous prions pour les défunts, il nous suffit de savoir que leur amour de Dieu continue de grandir et qu’ils ont ainsi besoin de notre soutien. Laissons le reste à Dieu.
Si nous croyons véritablement que nous bénéficions d’une communion ininterrompue et permanente avec les morts, nous aurons soin de parler d’eux, dans la mesure du possible, au présent et non pas au passé.
Nous ne dirons pas: «nous nous aimions», «elle m’était si chère», «nous étions si heureux ensemble», mais nous dirons «nous nous aimons toujours - maintenant plus qu’avant», «elle m’est plus chère que jamais», «nous sommes si heureux ensemble».
Je connais une dame russe, membre de la communauté d’Oxford, qui refuse obstinément qu’on la qualifie de veuve.
Bien que son mari soit décédé depuis plusieurs années, elle ne cesse de dire: «je suis son épouse, pas sa veuve».
Et elle a raison.
Si nous apprenons à parler des morts de cette manière, au présent et non au passé, cela pourra nous aider à mieux gérer un problème qui est souvent source d’angoisse pour beaucoup de gens.
Il arrive que, bien trop facilement, nous remettions à plus tard la recherche d’une réconciliation avec quelqu’un dont nous nous sommes éloignés.
Et la mort survient, avant que nous ayons pu nous pardonner l’un l’autre.
Dans un remords amer, nous sommes tentés de nous dire: «trop tard, trop tard, la possibilité a disparu pour toujours, il n’y a plus rien à faire.»
Mais nous nous trompons totalement, car il n’est pas trop tard.
Ce jour-là, nous pouvons en effet rentrer à la maison, et dans notre prière vespérale, nous adresser directement à l’ami disparu avec lequel nous étions brouillés.
Utilisant les mêmes mots que s’il était toujours vivant et présent, en face de nous, nous pouvons demander son pardon et réaffirmer notre amour.
Et à partir de cet instant, notre relation mutuelle sera changée.
Sans voir son visage ni entendre sa réponse, sans savoir comment nos paroles vont l’atteindre, nous sentons dans notre cœur que lui et nous avons opéré un nouveau départ.
Il n’est jamais trop tard pour recommencer.
Le Royaume intérieur
Mgr Kallistos Ware
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