Il y a en ce moment, dans le monde, au fond de quelque église perdue, ou même dans une maison quelconque, ou encore au tournant d’un chemin désert, tel pauvre homme qui joint les mains et du fond de sa misère, sans bien savoir ce qu’il dit, ou sans rien dire, remercie le bon Dieu de l’avoir fait libre, de l’avoir fait capable d’aimer.
Il y a quelque part ailleurs, je ne sais où, une maman qui cache pour la dernière fois son visage au creux d’une petite poitrine qui ne battra plus, une mère près de son enfant mort qui offre à Dieu le gémissement d’une résignation exténuée, comme si la Voix qui a jeté les soleils dans l’étendue ainsi qu’une main jette le grain, la Voix qui fait trembler les mondes, venait de lui murmurer doucement à l’oreille : « Pardonne-moi. Un jour, tu sauras, tu comprendras, tu me rendras grâce. Mais maintenant, ce que j’attends de toi, c’est ton pardon, pardonne. »
Ceux-là, cette femme harassée, ce pauvre homme, se trouvent au cœur du mystère, au cœur de la création universelle et dans le secret même de Dieu.
[...]
C’est bien joli de dire : « J’aimerais mieux voir autre chose que ce que je vois. » Oh! bien sûr, si le monde était le chef-d’œuvre d’un architecte soucieux de symétrie, ou d’un professeur de logique, d’un Dieu déiste, en un mot, l’Église offrirait le spectacle de la perfection, de l’ordre, la sainteté y serait le premier privilège du commandement, chaque grade dans la hiérarchie correspondant à un grade supérieur de sainteté, jusqu’au plus saint de tous, Notre Saint- Père le pape, bien entendu.
Allons! vous voudriez d’une Église telle que celle-ci? Vous vous y sentiriez à l’aise?
Laissez-moi rire, loin de vous y sentir à l’aise, vous resteriez au seuil de cette Congrégation de surhommes, tournant votre casquette entre les mains, comme un pauvre clochard à la porte du Ritz ou du Claridge.
L’Église est une maison de famille, une maison paternelle, et il y a toujours du désordre dans ces maisons- là, les chaises ont parfois un pied de moins, les tables sont tachées d’encre, et les pots de confitures se vident tout seuls dans les armoires, je connais ça, j’ai l’expérience...
La maison de Dieu est une maison d’hommes et non de surhommes.
Les chrétiens ne sont pas des surhommes. Les saints pas davantage, ou moins encore, puisqu’ils sont les plus humains des humains.
Les saints ne sont pas sublimes, ils n’ont pas besoin du sublime, c’est le sublime qui aurait plutôt besoin d’eux.
Les saints ne sont pas des héros, à la manière des héros de Plutarque.
Un héros nous donne l’illusion de dépasser l’humanité, le saint ne la dépasse pas, il l’assume, il s’efforce de la réaliser le mieux possible, comprenez-vous la différence?
Il s’efforce d’approcher le plus près possible de son modèle Jésus-Christ, c’est-à-dire de Celui qui a été parfaitement homme, avec une simplicité parfaite, au point, précisément, de déconcerter les héros en rassurant les autres, car le Christ n’est pas mort seulement pour les héros, il est mort aussi pour les lâches. Lorsque ses amis l’oublient, ses ennemis, eux, ne l’oublient pas.
Vous savez que les nazis n’ont cessé d’opposer à la Très Sainte Agonie du Christ au jardin des Oliviers la mort joyeuse de tant de jeunes héros hitlériens.
C’est que le Christ veut bien ouvrir à ses martyrs la voie glorieuse d’un trépas sans peur, mais il veut aussi précéder chacun de nous dans les ténèbres de l’angoisse mortelle.
La main ferme, impavide, peut au dernier pas chercher appui sur son épaule, mais la main qui tremble est sûre de rencontrer la sienne...
Oh!... je voudrais que nous finissions sur une pensée qui n’a cessé de m’accompagner tout au long de cette causerie ainsi que le fil du tisserand qui court sous la trame.
Ceux qui ont tant de mal à comprendre notre foi sont ceux qui se font une idée trop imparfaite de l’éminente dignité de l’homme dans la création, qui ne le mettent pas à sa place dans la création, à la place où Dieu l’a élevé afin de pouvoir y descendre.
Nous sommes créés à l’image et à la ressemblance de Dieu, parce que nous sommes capables d’aimer.
Les saints ont le génie de l’amour. Oh! remarquez-le, il n’en est pas de ce génie-là comme de celui de l’artiste, par exemple, qui est le privilège d’un très petit nombre.
Il serait plus exact de dire que le saint est l’homme qui sait trouver en lui, faire jaillir des profondeurs de son être, l’eau dont le Christ parlait à la Samaritaine : « Ceux qui en boivent n’ont jamais soif... »
Elle est là en chacun de nous, la citerne profonde ouverte sous le ciel. Sans doute, la surface en est encombrée de débris, de branches brisées, de feuilles mortes, d’où monte une odeur de mort.
Sur elle brille une sorte de lumière froide et dure, qui est celle de l’intelligence raisonneuse.
Mais au-dessous de cette couche malsaine, l’eau est tout de suite si limpide et si pure!
Encore un peu plus profond, et l’âme se retrouve dans son élément natal, infiniment plus pur que l’eau la plus pure, cette lumière incréée qui baigne la création tout entière - en Lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes - in ipso vita erat et vita erat lux hominum.
La foi que quelques-uns d’entre vous se plaignent de ne pas connaître, elle est en eux, elle remplit leur vie intérieure, elle est cette vie intérieure même par quoi tout homme, riche ou pauvre, ignorant ou savant, peut prendre contact avec le divin, c’est-à-dire avec l’amour universel, dont la création tout entière n’est que le jaillissement inépuisable.
Cette vie intérieure contre laquelle conspire notre civilisation inhumaine avec son activité délirante, son furieux besoin de distraction et cette abominable dissipation d’énergies spirituelles dégradées, par quoi s’écoule la substance même de l’humanité.
Au commencement je vous disais que le scandale de la création n’était pas la souffrance mais la liberté. J’aurais pu aussi bien dire l’Amour.
[...]
Le malheur de Martin Luther fut de prétendre réformer. Que l’on veuille bien saisir la nuance. Je voudrais ne rien écrire dans ces pages qui ne soit directement accessible à n’importe quel homme de bonne foi, croyant ou incroyant, qu’importe!
Lorsque je parle du mystère de l’Église, je veux dire qu’il y a certaines particularités dans la vie intérieure de ce grand corps que croyants ou incroyants peuvent interpréter de manière différente, mais qui sont des faits d’expérience.
C’est, par exemple, un fait d’expérience qu’on ne réforme rien dans l’Église par les moyens ordinaires.
Qui prétend réformer l’Église par ces moyens, par les mêmes moyens qu’on réforme une société temporelle, non seulement échoue dans son entreprise, mais finit infailliblement par se trouver hors de l’Église.
Je dis qu’il se trouve hors de l’Église avant que personne ait pris la peine de l’en exclure, je dis qu’il s’en exclut lui-même, par une sorte de fatalité tragique.
Il en renonce l’esprit, il en renonce les dogmes, il en devient l’ennemi presque à son insu, et s’il tente de revenir en arrière, chaque pas l’en écarte davantage, il semble que sa bonne volonté elle-même soit maudite.
C’est là, je le répète, un fait d’expérience, que chacun peut vérifier s’il prend seulement la peine d’étudier la vie des hérésiarques, grands ou petits.
On ne réforme l’Église qu’en souffrant pour elle, on ne réforme l’Église visible qu’en souffrant pour l’Église invisible.
On ne réforme les vices de l’Église qu’en prodiguant l’exemple de ses vertus les plus héroïques.
Il est possible que saint François d’Assise n’ait pas été moins révolté que Luther par la débauche et la simonie des prélats. Il est même certain qu’il en a plus cruellement souffert, car sa nature était bien différente de celle du moine de Weimar.
Mais il n’a pas défié l’iniquité, il n’a pas tenté de lui faire front, il s’est jeté dans la pauvreté, il s’y est enfoncé le plus avant qu’il a pu, avec les siens, comme dans la source de toute rémission, de toute pureté.
Au lieu d’essayer d’arracher à l’Église les biens mal acquis, il l’a comblée de trésors invisibles, et sous la douce main de ce mendiant le tas d’or et de luxure s’est mis à fleurir comme une haie d’avril.
Oh! je sais qu’en de tels sujets, les comparaisons ne valent pas grand-chose, surtout lorsqu’elles ne sont pas exemptes d’une pointe d’humour.
Me serait-il permis de dire pourtant, afin d’être mieux compris par certains lecteurs, que l’Église n’a pas besoin de critiques, mais d’artistes?...
En pleine crise de la poésie, ce qui importe n’est pas de dénoncer les mauvais poètes, ou même de les pendre, c’est d’écrire de beaux vers, de rouvrir les sources sacrées.
Georges Bernanos
Les prédestinés
Georges Bernanos, témoin de notre temps - Henri Guillemin (1974)
Uploaded by Glenn Carter on 2017-07-13.
Quand Guillemin lisait Bernanos
Au fil de sa chronique hebdomadaire de La Bourse égyptienne Henri Guillemin a parlé trois fois de Georges Bernanos (1888-1948) : le 12 décembre 1937 pour la sortie de la Nouvelle histoire de ...
http://www.henriguillemin.org/livres/quand-guillemin-lisait-bernanos/
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