La discrète « théologienne du pape »
Il faut, au début, tendre l’oreille pour comprendre sœur Dolores Aleixandre, et pourtant la rencontre est immédiate, dans la gare de Madrid où la religieuse espagnole est venue elle-même nous chercher.
Si elle a perdu la voix il y a quinze ans, et s’exprime difficilement, cette femme vive et tonique de 80 ans est toute en attentions, serrant dans ses bras son invitée, prenant des nouvelles d’une consœur venue l’interviewer quelques années plus tôt…
Théologienne, bibliste, auteure d’une vingtaine d’ouvrages, Dolores Aleixandre n’a rien d’une universitaire déconnectée des réalités du quotidien.
Cette ancienne maîtresse des novices et professeure d’Écriture sainte continue d’écrire, de prêcher des retraites, d’accompagner des personnes mais aussi de travailler avec une association de soutien aux immigrés dans le quartier populaire de Madrid où sa communauté du Sacré-Cœur est installée.
Alors qu’elle cherche aujourd’hui à « rester silencieuse, prier davantage et vivre plus attentive aux battements de cœur de Dieu dans le cœur du monde », ses difficultés d’élocution n’empêchent pas sa voix libre, féministe et fidèle à l’Église, de porter. Son opus Baptisé dans le feu est d’ailleurs l’un des livres de chevet du pape François, ce qui lui a valu – ce qui l’amuse – d’être qualifiée de « théologienne du pape ».
Dans un de vos ouvrages (1), vous associez la vieillesse à la « splendeur » du soir, là où beaucoup y voient une sombre déchéance. Pourquoi ?
Sœur Dolores Aleixandre : Deux textes m’ont mise en marche pour écrire ce livre. Le psaume 65 dit : « Tes signes font jubiler les portes du matin et du soir. »
Cela m’a beaucoup touchée. J’ai moi-même 80 ans. La jeunesse, ce sont « les portes du matin » et, à cet âge, il n’est guère méritoire de vivre sa vie joyeusement, avec intensité.
Mais je vois que « les portes du soir » sont tristes pour beaucoup de personnes, qui vivent cette partie de leur vie dans l’amertume.
Elles regrettent toutes les possibilités qu’elles n’ont plus, se plaignent de leurs problèmes de santé, de ne plus briller professionnellement, de ne plus être reconnues.
Or, à la lecture de ces paroles de Jésus : « Je suis venu pour qu’ils aient la vie, et qu’ils l’aient en abondance » (Jean 10, 10), je me suis demandé si l’on ne pouvait pas vivre une vieillesse d’abondance, au milieu des manques, des pertes et des renoncements qui s’installent…
En grec, le mot perisseia (« abondance ») est très beau, il évoque une exagération, un excès. Mon défi est de le vivre, car l’écrire est encore facile !
Comment le vivez-vous, justement ?
Sœur Dolores Aleixandre : J’ai enseigné la Bible avec passion pendant vingt ans à l’Université pontificale de Comillas, à Madrid.
La dernière année, avant que je prenne ma retraite à 67 ans, j’ai commencé à perdre ma voix.
Cette perte a été très rude pour moi car je donnais beaucoup de cours, de conférences, je prêchais des retraites…
Aujourd’hui, j’arrive dans un bar pour commander, le serveur ne comprend pas ce que je lui demande ; je veux acheter un livre, je dois mettre le titre par écrit. Si je suis avec un groupe, il faut que les autres se taisent sinon on ne m’entend pas.
Il m’a fallu tout un processus personnel pour l’accepter. Au début, j’ai marché dans l’obscurité, mais la lumière est venue d’une certitude absolue : quoi qu’il m’arrive, je suis toujours accompagnée.
Je m’appuie sur cette parole de Jésus : « Mon père est à l’œuvre jusqu’à présent, et je suis à l’œuvre moi aussi » (Jean 5, 17)…
J’ai cette confiance éperdue que Dieu travaille en moi et que ce travail est bon, même si, parfois, je ne comprends pas. L’humour, que j’ai hérité de mon père, m’a beaucoup aidée aussi.
Aujourd’hui, je ne vois plus la perte de ma voix comme un drame, mais simplement comme un inconvénient.
Si je ne donne plus de conférences, je continue en revanche de prêcher des retraites : passé les premiers moments un peu déconcertants, les groupes que j’accompagne oublient l’instrument.
Ce qui ressort, ce ne sont pas mes cordes vocales, mais la parole de Dieu que rien ne peut arrêter. Sa lumière se diffuse à travers mes obscurités.
La vie nous dépouille pour mieux accueillir Dieu ?
Sœur Dolores Aleixandre : Oui, c’est sa mission. La vie a pour mission de nous dépouiller. Jean Vanier dit quelque chose d’extraordinaire : « Nous naissons faibles, nous mourons faibles, mais entre les deux, nous passons notre vie à essayer d’occulter notre faiblesse. »
La vieillesse, au contraire, est l’occasion de nous débarrasser de ce masque de puissance, de ne plus nous accrocher à de fausses images de soi.
C’est une bataille terrible, mais accepter les signes de la vieillesse libère beaucoup.
Nous commençons à être et à nous laisser voir tels que nous sommes réellement, avec des côtés lumineux et obscurs à la fois, avec le besoin d’aimer, d’être aimés et entourés d’attentions.
Sur quelles ressources vous appuyez-vous pour garder l’espérance ?
Sœur Dolores Aleixandre : Je me joins au collectif des découragés bibliques !
La Bible est comme ma respiration. En la fréquentant, j’essaie d’apprendre qu’il est possible de vivre à la fois le découragement et l’espérance.
Les premiers chrétiens ont connu le découragement car le retour du Christ n’arrivait pas, il leur fallait encore attendre…
Mais ils n’ont pas désespéré. Ils ont su adapter leur espérance aux situations difficiles. Cette capacité extraordinaire de l’être humain à recommencer sans cesse m’aide beaucoup.
Les prophètes de l’Ancien Testament, en particulier, que j’ai enseignés, m’ont donné beaucoup d’images d’espérance.
Ils sont animés d’une force qui ne vient pas d’eux mais qu’ils reçoivent.
J’aime aussi le réalisme des évangélistes : ils décrivent, sans en atténuer les contours, des situations catastrophiques, avant d’inviter à lever la tête, car « le Fils de l’homme arrive », quelqu’un vient à notre rencontre.
Un Dieu qui vient partager notre condition humaine… C’est le message de Noël, et l’Avent est le temps liturgique des vieux !
Regardez les figures que l’Église nous donne à contempler, Zacharie et Élisabeth, Syméon et Anne !
La conception hébraïque du temps m’aide beaucoup également. Dans notre conception occidentale, le futur est devant nous, le passé derrière.
En hébreu, c’est différent, et plus logique, au fond : le passé que tu connais est devant toi, le futur que tu ne connais pas est derrière.
L’homme est comme un pèlerin qui s’appuie sur ce Dieu qui a été avec lui dans le passé et dont il sait qu’il sera encore à ses côtés aux jours de la vieillesse.
De même, le jour pour nous commence le matin et s’achève le soir dans l’obscurité. Les Hébreux mesurent le jour différemment : il commence la veille et s’achève à midi.
La pensée grecque du temps est marquée par la décadence, le temps biblique, lui, est une marche vers la lumière.
Marcher vers la lumière, à 80 ans, c’est marcher vers la mort ?
Sœur Dolores Aleixandre : Oui, mais la mort n’est pas l’obscurité.
Marthe et Marie de Béthanie ont entendu Jésus leur dire : « Notre ami Lazare repose, mais je vais aller le réveiller » (Jean 11, 11). Et de même, à propos de la fille de Jaïre, Jésus a dit : « L’enfant n’est pas morte, mais elle dort » (Marc 5, 39)…
Ces affirmations me donnent cette audace et cette confiance : je ne marche pas vers l’obscurité de ma mort, je marche vers Toi, la vraie Lumière.
Si nous prêtons crédit aux paroles de Jésus, elles ont le pouvoir de changer notre perspective.
En vieillissant, nous pourrions être tentés de rétrécir notre vie. Cet âge peut être, au contraire, l’occasion de porter notre foi, notre espérance et notre charité jusqu’à leurs ultimes conséquences.
J’ai perdu l’audition d’une oreille, la voix, et bien d’autres choses, et je pourrais me lamenter.
Mais je peux aussi voir les choses autrement. Penser à la manière dont je peux mettre en pratique, à 80 ans, ces paroles de Jésus : « Il y a plus à donner qu’à recevoir. »
Ainsi, le temps est notre bien le plus précieux, et la vieillesse fait que nous en avons beaucoup.
J’ai le temps pour prier davantage le matin, faire du yoga, écouter ceux qui en ont besoin, accueillir des migrants du Honduras que j’accompagne…
Bien des vieux religieux ne sortent pas de leur couvent, alors qu’ils pourraient visiter les gens, ne serait-ce que jouer aux cartes avec des personnes seules !
L’entrée dans la retraite et la vieillesse requiert un discernement particulier ?
Sœur Dolores Aleixandre : L’Évangile dit que celui qui veut bâtir une tour doit d’abord s’asseoir pour calculer.
La retraite devrait être ce temps pour s’asseoir et s’interroger : dans quoi est-ce que je veux investir cette période de ma vie ?
C’est ce que j’ai fait à 67 ans, et j’ai décidé de répondre à l’appel de la Caritas qui hébergeait temporairement des familles sans domicile et souhaitait que des religieuses les accompagnent.
Je suis allée vivre avec trois autres sœurs, chacune d’une congrégation différente, pendant cinq ans. Notre travail consistait à tisser des liens.
Les nuits étaient parfois un peu compliquées car il y avait beaucoup de conflits, mais au-delà des histoires terribles de ces familles, cette expérience m’a donné beaucoup d’admiration pour l’être humain et sa grande capacité de résilience, de lumière.
La vie nous dépouille mais l’Évangile nous donne des clés pour vivre ce dépouillement.
Recueilli par Céline Hoyeau
Sœur Dolores Aleixandre, religieuse espagnole de la congrégation du Sacré-Cœur, bibliste, auteure de Aux portes du soir. Vieillir avec splendeur. J. J. Destouches pour La Croix
(1) Aux portes du soir. Vieillir avec splendeur, Lessius/Fidélité, 213 p., 17,50 €.
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