Rien de plus banal, de plus insignifiant qu’une station-service. À quoi pense-t-on quand on fait le plein ? À rien, en général. Ce temps est un temps vide. Que dire alors du métier de pompiste, à peu près abandonné chez nous, encore en usage chez quelques-uns de nos voisins ?
Un homme à notre service, comme la station dont il est le gérant ou l’employé : un homme qui attend, donc, vous, ceux qui vous ont précédés et ceux qui vous suivront. Un homme éternellement en attente. Pas si différent de nous, tout compte fait.
Hopper a peint la profonde banalité d’un paysage suburbain avec les égards dignes d’une scène sacrée. C’est que l’on attend quelque chose ici : la prochaine voiture, le prochain client. Mais rien ne vient, et c’est bien l’absence de voiture qui fait la force de la composition.
Penché sur une pompe, l’homme semble songeur. Imagine-t-il, dans son ennui, un véhicule en train de se métamorphoser comme par magie en cheval ailé, comme le Pégase que l’on aperçoit sur le panneau éclairé devant le poste à essence et sur chacune des trois pompes alignées ?
Ce qui saute aux yeux, surtout, c’est le contraste pour le moins mystérieux entre le jour et la nuit, mais aussi entre la présence humaine et la nature. Où est-on au juste ? Nulle part. Tout aussi énigmatique, la lumière qui vient éclairer la scène donne à l’homme aux pompes à essence un air surnaturel.
Mais que fait-il ici, à cette heure silencieuse, au bord du crépuscule, absorbé en lui-même ? Rien, il attend, il ne sait ni qui, ni quoi, ni quand, ni, peut-être, pourquoi. Une interrogation faite homme. Impénétrable.
Et aussi indéchiffrable que notre temps. C’est que ce temps, le siècle dernier et le nôtre, est profondément un temps de l’attente. Les plus grands livres ne nous parlent que d’elle, comme le fait le tableau de Hopper.
Le Désert des Tartares de Buzzati, Le Rivage des Syrtes de Gracq, En attendant Godot de Beckett et jusqu’au très contemporain En attendant les barbares de Coetzee, tous sont des figurations de notre condition d’êtres qui attendent.
Et quoi donc ? Rien : la mort, la guerre, quelqu’un, une réponse. Une réponse… À nous qui attendons, de chercher laquelle. Et pas seulement pour faire le plein d’une voiture. Pour faire le plein de l’existence.