Crier dans le désert : on doit l’expression à Jean le Baptiste, reconnu par l’évangéliste Marc comme la voix annoncée par Isaïe dans l’Ancien Testament. Dernier des prophètes, il annonce la venue du Christ : « Préparez le chemin du Seigneur, aplanissez la route. » Sera-t-il entendu ? Terrible impression de crier dans le désert : aucune chance de se faire entendre puisque, par définition, le lieu est inhabité. On parle dans le vide, on s’époumone…
L’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (voir repères) veut faire entendre la voix de ceux qui sont illégalement enfermés, qui risquent la peine de mort. Durant la Nuit des veilleurs, ses membres prient pour ceux qui crient à l’injustice. Les moyens sont dérisoires et pourtant essentiels : prier, écrire aux autorités des pays tortionnaires, sensibiliser la presse… Guy Aurenche, ancien président de la Fiacat, se souvient de cet officier de l’armée chilienne, séquestré pour avoir refusé de tirer sur la foule. « On parle de toi au dehors ! », entend-il un jour dans sa cellule : « J’étais sauvé, car je n’étais plus seul. » Et si notre cri n’était pas inutile ? Et s’il rencontrait l’oreille inespérée ? Un cri dans le désert, c’est comme une bouteille à la mer. Un cri qui vient du fond de notre conscience.
Le 30 décembre 2019, Li Wenliang donne l’alerte : il se passe quelque chose d’inquiétant à Wuhan, en Chine. Mais il ne sera pas entendu. Pire : l’ophtalmologue et sept autres médecins sont arrêtés par les autorités chinoises. C’était un cri dans le désert, animé par la seule conviction de devoir prévenir du danger. Le 7 février, Li Wenliang, 33 ans, est mort du Covid-19 dont il avait annoncé la dangerosité.
Le désert n’est pas seulement ces grandes étendues fascinantes. Il est à nos portes. Figure biblique du prophète lanceur d’alerte, Jonas crie trois jours durant dans la grande ville de Ninive. Combien de cris se perdent dans les déserts urbains de nos grands ensembles ? Difficile de se faire entendre dans la cacophonie du monde. « Les jeunes ont terriblement le sentiment que leur parole n’est pas prise en considération », explique Me Bertrand Périer, avocat qui les entraîne à la prise de parole (1).
L’Église elle-même est confrontée à cette incompréhension, parfois « inaudible », parce que le public n’a pas ce qu’on appelle désormais les éléments de langage. Dans une société de communication, il est devenu paradoxalement plus difficile de se faire entendre : « Toutes les paroles se valent, les paroles politiques, religieuses et maintenant scientifiques sont délégitimées. Il n’y a plus que l’oreille du juge pour vous entendre et rétablir la valeur de la parole », souligne Bertrand Périer.
Et il est parfois risqué de lâcher ce cri, parce qu’il heurte les idées reçues, bouscule les certitudes. Emprisonnée pour avoir soi-disant révélé des décisions confidentielles du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, Florence Hartmann sait ce que veut dire crier dans le désert : « Le lanceur d’alerte vient déranger l’ordre établi, il est habité du sentiment impérieux de contribuer à la bonne marche de la société et voilà que sa propre parole le met en danger. » Héros ou traître, celui qui dénonce est renvoyé dans son désert de solitude.
Le désert est justement le rendez-vous d’une parole vraie. C’est le lieu du détachement, de la disponibilité, de la liberté. « Le désert nous met directement en prise avec l’essentiel », confie l’éditeur Bruno Doucey (2). « Crier dans le désert, c’est être en quelque sorte renvoyé à nous-mêmes. » C’est aussi chercher Dieu, car « le désert est monothéiste », disait Ernest Renan. Ainsi, le désert n’est pas vide : « C’est pour vivre une relation directe à Dieu que les Pères du désert se sont fait anachorètes », explique Marie-Anne Vannier, théologienne à l’université de Lorraine (3). Face à l’institutionnalisation de l’Église au IVe siècle, loin du brouhaha de la cité, le silence du désert permet de se faire entendre : « Et l’on vient écouter ces sages qui vivent une grande proximité avec Dieu. »
C’est aussi le lieu de l’épreuve : avant les débuts de sa vie publique, Jésus au désert est confronté à Satan. En France, la révocation de l’édit de Nantes (1685) a condamné les protestants à la clandestinité jusqu’à la Révolution. « C’était une vraie traversée du désert que les protestants relient à l’Exode, raconte Denis Carbonnier, conservateur du Musée du Désert à Mialet (Gard). Réfugiés dans la nature cévenole, les fidèles se retrouvent secrètement lors des “assemblées du Désert”, encore commémorées chaque premier dimanche de septembre. » En plein désert, s’élève le cri de ceux qui sont pourchassés.
Libérer ce cri qui se tait : « Quand j’accompagne un groupe dans le désert, il y a toujours un moment où je leur propose de crier, explique la philosophe Blanche de Richemont. Il faut oser son cri, ce cri que personne n’entend, toutes nos douleurs muettes, on jette ses souffrances aux étoiles. » Le désert est la terre de l’effroi et de la beauté, de l’éblouissement et de l’invisible : « Peu importe la réception du cri qui résonne dans la nuit, l’univers entend notre cri ». Habité de présence, le désert nous invite à oser : « Notre âme a soif d’absolu, impossible de ne pas être croyant dans le désert », insiste Blanche de Richemont.
Mais se référer au texte originel de l’Ancien Testament vient bouleverser le sens : « Une voix crie : dans le désert tracez le chemin du Seigneur, percez droit dans la steppe l’avenue de notre Dieu » (4). Toutes les traductions concordent : les « : » séparent le cri et le désert, ouvrant une autre perspective : au peuple hébreu en exil à Babylone, Isaïe annonce et crie que, comme pendant l’Exode, Dieu donne rendez-vous au désert. Voilà la bonne nouvelle. « Le vide qui nous entoure permet de prendre conscience d’une plénitude qui est en nous, explique Bruno Doucey. Dans le grand silence va se révéler une parole. » Le désert – qu’il soit physique, urbain ou intérieur – est le lieu de la rencontre. Charles de Foucauld en était témoin : « Il faut passer par le désert et y séjourner pour recevoir la grâce de Dieu. »
Christophe Henning
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