«Phénomène unique en son genre », un des noms « parmi les plus doux, les plus originaux, les plus grands de l’histoire ». En évoquant sainte Catherine de Sienne lors d’une audience générale en avril 1969, le pape Paul VI ne cachait pas son admiration. Il faut dire qu’en seulement trente-trois années d’existence, la Siennoise a été comme un tourbillon de vie, emportant humbles et grands de ce monde sur son passage, pour les tourner vers le Christ.
Catherine naît en 1347, dans une Europe qui ne cesse de se diviser. La France et l’Angleterre sont engluées en pleine guerre de Cent Ans, en Italie les villes s’opposent les unes aux autres et le pape lui-même, installé à Avignon, ne peut plus fouler le sol romain. La république de Sienne, où grandit Catherine, n’est pas épargnée, avec les familles dirigeantes qui s’entre-déchirent.
Division, opposition des uns contre les autres, le contexte de ce milieu du XIVe siècle peut rappeler par certains aspects notre XXIe siècle… Pour Catherine, cette fragmentation violente est intolérable. Pourtant rien ne destine cette jeune fille d’un milieu simple – elle est quasiment analphabète – à se trouver en position d’exhorter les uns et les autres à la paix. Rien, si ce n’est une foi lumineuse, nourrie par des visions mystiques dès son plus jeune âge.
Alors que la chrétienté se disloque notamment en raison des intérêts politiques nécessairement contradictoires des princes, Catherine va interpeller les uns et les autres. « Catherine est une jeune femme irréductible, extraordinairement courageuse », admire Christiane Rancé, auteure d’un livre dédié à la sainte (1). « Elle ne se soumet pas aux autorités qui veulent contraindre sa vocation : elle désobéit à ses parents, à son temps, elle exprime ses désaccords avec le pape quand il faillit à sa mission. Mais toujours dans l’obéissance totale aux Évangiles et à l’esprit du Christ. »
Pour mère Marie des Anges Cayeux, qui a signé une thèse en théologie sur celle qui est docteure de l’Église (2), Catherine « est très actuelle par sa liberté de parole avec tous les éléments de la société, des plus hauts princes aux simples voisins ». Ainsi, forte de sa certitude évangélique, la jeune femme interpelle les uns et les autres, jusqu’au pape qu’elle n’hésite pas à rappeler avec franchise à ses devoirs, notamment en le poussant à quitter Avignon pour rentrer à Rome – chose que le pape fera, confirmé dans son intuition par la mystique.
Catherine, reprend Christiane Rancé, « a compris les dangers de la dislocation et a passé son temps à réconcilier les villes entre elles ». Et pour appeler à mettre un terme à cette guerre permanente, la future sainte « a une conception extraordinairement moderne de la miséricorde, appelant au pardon et à l’abandon de la vengeance sur les générations suivantes. Dans la société actuelle qui se fracture, avec des communautés de plus en plus montées les unes contre les autres, Catherine nous rappelle la nécessité du pardon, de la réconciliation et de la communion », soutient Christiane Rancé. La Siennoise est pour elle d’autant plus un exemple « qu’aujourd’hui, au nom de leurs ancêtres, on voit des individus demander réparation pour des fautes dont ils ne sont pas les victimes, à des groupes d’individus qui n’ont pas commis ces crimes. C’est la guerre de tous contre tous ».
« Catherine rencontre les gens, elle parle franchement et directement, allant droit à l’essentiel pour exhorter à aimer davantage », résume Jean-Louis Fradon. Et pour ce biographe de la sainte
S’il est possible de s’inspirer de l’exemple de la sainte, il ne faut pas pour autant la sortir totalement de son contexte historique, rappelle mère Marie des Anges. « Il y a toujours une dimension spirituelle dans les agissements de Catherine. Ainsi, elle voulait la fin des divisions car elles nuisaient à la chrétienté, et donc pour elle au bien supérieur de l’Église et des âmes. »« Sa volonté, confirme Christiane Rancé, était de préserver l’esprit des Évangiles en Europe, qui veut que les pouvoirs politiques soient là pour rendre la justice du Christ dont il sont les garants sur cette terre. »
Dépassée, donc, Catherine de Sienne, reléguée à une chrétienté définitivement révolue ? Certainement pas pour Jean-Paul II qui, en 1999, la proclame « co-patronne de l’Europe », aux côtés de sainte Brigitte de Suède et d’Edith Stein. Un choix, expliquera Benoît XVI dix ans plus tard, « pour que le Vieux Continent n’oublie jamais les racines chrétiennes qui sont à la base de son chemin et continue de puiser à l’Évangile les valeurs fondamentales qui assurent la justice et la concorde ». Catherine de Sienne, donc, une aide dans le sempiternel débat sur les racines chrétiennes de l’Europe
En réalité, derrière l’engagement pour la chrétienté occidentale, le vrai désir de Catherine est celui de l’Église, corps du Christ. Sa grande crainte est le schisme, qu’elle appelle « l’hérésie ». « C’est une amoureuse de l’Église, et pourtant Dieu sait si elle vit dans une Église lépreuse avec des prélats qui ne donnent pas l’exemple », explique Jean-Louis Fradon. Et, malheureusement, son action sans relâche ne permettra pas d’éviter le Grand Schisme d’Occident, en 1378, soit deux ans avant sa mort.
Là encore, affirme le biographe, Catherine peut être un soutien alors que l’Église semble à nouveau traversée de « fractures telles qu’on se demande si un schisme ne peut pas se produire ». « Catherine, poursuit-il, ne met rien au-dessus de l’unité de l’Église, et si elle rappelle à l’ordre des prélats, il n’en vient jamais à douter de la mission qui leur a été donnée. » Comme en ce début de troisième millénaire, donc, un vent de réforme souffle sur l’Église, et la mystique n’hésite pas à y participer. « Pour elle, prévient Jean-Louis Fradon, la réforme de l’Église ne consiste pas en des chamboulements institutionnels, mais en une conversion intérieure, avec un retour au mystère pascal et un attachement personnel au Christ. »
Cette préoccupation de Catherine entre donc en harmonie avec le pape François lorsqu’il affirme, dans Evangelii gaudium, que « la réforme des structures, qui exige la conversion pastorale, ne peut se comprendre qu’en ce sens : faire en sorte qu’elles deviennent toutes plus missionnaires ». « Comme le dirait le pape François, explique encore Jean-Louis Fradon, Catherine veut une Église plus spirituelle et moins mondaine. » Défi, donc, toujours d’actualité sept siècles plus tard.
« Catherine exhorte avec flamme, audace et liberté les hommes et femmes de son temps à se lancer dans la voie de la perfection, explique mère Marie des Anges Cayeux, et n’hésite pas à rappeler les prélats à leur devoir d’exemplarité. » Et cela alors que Catherine – tertiaire dominicaine – n’a pas de responsabilité dans un couvent ou un monastère. Laisser une femme laïque souffler le vent de la conversion sur l’Église, encore une aspiration d’aujourd’hui !
Xavier Le Normand