Quel est le sens du retrait de Dieu dans la Genèse ?
« Le septième jour, Dieu avait achevé l’œuvre qu’il avait faite. Il se reposa, le septième jour, de toute l’œuvre qu’il avait faite », lit-on dans la Genèse (2,2). Ainsi, le premier mouvement de mise en retrait intervient-il dès le récit de la Création, et il est le fait de Dieu. « C’est le Shabbat de Dieu. Dieu a mis en forme le monde, depuis la lumière jusqu’à l’homme. Mais l’homme n’est encore que créature, Dieu est tout-puissant, unique acteur. Alors, il se retire, il retient sa puissance afin que le monde soit, et que l’homme entre dans l’histoire, explique le rabbin Philippe Haddad, enseignant au Centre Sèvres, à Paris. C’est seulement à ce moment que l’homme peut cheminer avec Dieu, et entrer dans l’Alliance que Dieu lui propose ».
En se retirant, Dieu invente ici la liberté, complète le père Jean-François Baudoz, exégète et ancien doyen de faculté de théologie de l’Institut catholique de Paris : « Dieu renonce à son omniprésence, il laisse de la place à la Création pour qu’elle puisse exister. Il laisse ainsi l’homme libre… même de le rejeter et de choisir le mal. » Un retrait « positif », qui est en même temps vécu comme une absence douloureuse. « Dans de nombreux psaumes, l’auteur se plaint de l’absence de Dieu, reprend le père Baudoz. Il est confronté aux païens, qui demandent : “Où est-il, votre Dieu ?” Le thème reste très actuel : Dieu était-il à Auschwitz ? Où est-il lorsque l’humanité souffre des cataclysmes et des épidémies ? »
Le retrait de Dieu est toutefois « provisoire ». Saint Paul, abordant la Résurrection à la fin des temps, annonce ainsi le retour de Dieu : « Alors, tout sera achevé, quand le Christ remettra le pouvoir royal à Dieu son Père, après avoir anéanti, parmi les êtres célestes, toute Principauté, toute Souveraineté et Puissance (…) Et, quand tout sera mis sous le pouvoir du Fils, lui-même se mettra alors sous le pouvoir du Père qui lui aura tout soumis, et ainsi, Dieu sera tout en tous. » (1 Co, 24.28)
Quel enseignement l’homme tire-t-il du retrait de Dieu ?
Dieu ne manifeste pas sa puissance uniquement par la force et la gloire que chante le roi Salomon (1 Roi 8,23-53), mais aussi dans sa capacité à retenir sa puissance, à la manière du buisson ardent que découvre Moïse avec étonnement, lui qui grandit à l’ombre de Pharaon (Exode 3,2). L’homme en retire une éthique. Une éthique du rapport au prochain, où il s’agit de passer d’un lien de domination à une relation d’amour, et une éthique du rapport au monde.
« Par l’institution du Shabbat, l’homme répond à Dieu en retenant à son tour sa puissance : puissance économique, puissance du travail, puissance technologique, énumère Philippe Haddad. L’homme a certes été investi de puissance sur le monde, sur la nature, qu’il doit travailler et soumettre. Mais Dieu la lui confie pour qu’il en soit le gardien, le conservateur. C’est l’objet du chapitre 23 du livre du Lévitique, [qui prescrit offrandes, holocaustes, jeune, pénitence, don aux pauvres et aux immigrés, NDLR]. Sans cette retenue, l’homme risquerait de consumer le monde, et ainsi de se détruire lui-même. »
Pourquoi Jésus et les prophètes se retirent-ils au désert ?
« Le désert n’est pas un lieu de solitude, mais un lieu de rencontre et de révélation, explique Philippe Haddad. Le terme hébreu utilisé pour désigner le désert est Midbar, qui signifie «lieu de la Parole» ». Ainsi, le prophète Osée emmène-t-il son épouse infidèle au désert pour « la séduire » et lui parler « cœur à cœur » (Osée 2, 16-17). Aller au désert, c’est se mettre à l’écoute de la Parole de Dieu, qui se révèle non pas par « le tonnerre » ni « le feu » mais par « le murmure d’une brise légère » (1 Roi, 19,12). « Le silence rend perceptible la trace de la présence de Dieu, loin de tout ce qui nous perturbe », explique Philippe Haddad. Dieu parle dans des lieux isolés : c’est lorsqu’il s’est retiré dans la montagne de l’Horeb que Moïse reçoit les Dix Commandements (Exode 34). C’est aussi « sur une haute montagne » que Jésus se révèle à ses disciples, lors de la Transfiguration (Marc 9,2). Et c’est dans la « pièce la plus retirée » que Jésus invite ses disciples à prier (Matthieu 6,6). « Un célèbre enseignement du Talmud au sujet du chapitre 18, verset 21 du livre des Nombres est écrit ainsi : ”Si un homme se fait comme un désert que tous les pieds peuvent fouler, alors il lui sera fait don de la Torah ; alors, Dieu l’adoptera ; et alors il s’élèvera”. » (1), rappelle Philippe Haddad.
Quel rôle la retraite joue-t-elle dans la mission ?
« La retraite, contemplative, n’est pas un simple éloignement, note le père Jean-François Baudoz, elle est transformatrice. » Elle est par nature temporaire et indissociable du retour dans le monde. Dans l’Évangile, elle apparaît comme une préparation à l’action et à la mission : « (Jésus) dit (aux disciples) : ”Venez à l’écart dans un endroit désert, et reposez-vous un peu.” De fait, ceux qui arrivaient et ceux qui partaient étaient nombreux, et l’on n’avait même pas le temps de manger. » (Marc 6,31)
« Associée au jeûne, la retraite est un moyen de se dépouiller, afin de découvrir l’essentiel de notre être profond, qui est l’être de Dieu en nous », souligne Philippe Haddad. Moïse, prince d’Égypte, renonce ainsi à son titre pour devenir berger et s’emplir de la présence de Dieu.
Elle est aussi « un combat – contre soi-même, contre les idoles que l’homme se fabrique », avance Jean-François Baudoz. Dans l’Ancien Testament, le prophète Élie, en proie au découragement, fuit au désert face à la reine Jézabel. Mais il est secouru par l’ange du Seigneur, qui le nourrit, le relève et lui donne la force d’accomplir la mission que Dieu lui a donnée (1 Roi 19). Dans l’Évangile, Jésus inaugure sa vie publique par un jeûne de 40 jours au désert, où il se retire « afin d’être tenté » (Matthieu 4,1-11).
La retraite prend enfin la forme d’un repli face au danger, à la manière des Mages « avertis en songe de ne pas retourner chez Hérode, (qui) regagnèrent leur pays par un autre chemin », et de Jésus qui « se retira dans la région de Tyr et de Sidon » pour se protéger des pharisiens (Matthieu 15, 21). « Il ne s’agit pas de fuir, précise Jean-François Baudoz, mais d’agir avec réflexion et prudence, comme l’enseigne Jésus dans la parabole du roi comptant ses troupes avant de partir en guerre (Luc 14,31). »