On ne peut s’installer ni dans l’urgence ni dans la suspension. J’entends des infirmiers nostalgiques de ce temps extra-ordinaire où ils vivaient une intensité qui, immanquablement, se dégonfle dans le retour à l’ordinaire.
J’entends des confinés nostalgiques de ce temps où fut exaucé le poète : « Ô temps, suspends ton vol ! », et qui peinent à voir l’agenda reprendre ses droits sur leurs vies compartimentées (un jour, une colonne ; une colonne, dix lignes préremplies).
Que tout ait été plus dense ou plus dilué, les uns comme les autres, nous avons vécu hors temps. Je pense au récit de la transfiguration, à mi-chemin entre le baptême et la crucifixion, où le Christ, baigné de lumière, replonge dans l’assurance d’être ce fils bien-aimé en qui le Père a mis son affection – et Dieu sait qu’il aura besoin de s’en convaincre lorsqu’il sera traîné dans la boue jusqu’à la mort.
On aurait la tentation d’espérer que l’histoire s’arrête là, au faîte de la manifestation de l’amour, dans un sentiment océanique qui nous berce comme un enfant repu, bras protecteurs, sein nourricier. « Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges/Jeter l’ancre un seul jour ? » (Lamartine).
C’est la tentation de Pierre, qui propose de dresser là une tente – aujourd’hui, nous faisons des vidéos ou des photographies, mais qu’il s’agisse d’un campement ou de savantes technologies, le temps ne s’agenouille jamais devant les volontés humaines.
Pourtant, il existe un Royaume. Un enseignement frelaté nous a laissé entendre qu’il désignait l’après.
Le Christ, fils de l’Éternel et de chronos, ne cesse de nous dire qu’il désigne un maintenant. Et l’on peut, je le crois, y entrer par la petite porte de l’ordinaire.
L’extra-ordinaire n’est pas gage de solidité. Il a quelque chose de foudroyant qui le rend difficile à assimiler, et c’est parfois dans ses coulisses que s’épaissit la vie, incognito. Les choses qui durent sont discrètes, et peut-être durent-elles de ne pas être lessivées par trop de commentaires et de regards.
C’est à elles que le Christ nous renvoie, en plein cœur de nos vies où le Royaume affleure. Il nous parle d’un temps que les non-paysans ne peuvent pas connaître, si ce n’est par ce que nous appelons la prière. Prier et cultiver nous décollent de la tyrannie de la chronologie.
C’est, paradoxalement, la clé pour accepter de n’avoir pas de prise sur le temps.
On prie comme on tamise : à la recherche de l’or du Royaume dans le remblai du temps. Le paysan, lui, s’arrime à l’Éternel par la fidélité du cycle des saisons.
Il sait que les urbains qui se plaignent de l’hiver négligent toute la vie utérine de la terre où, sous la surface gelée, toutes les promesses du printemps sont en gestation. Il sait que cela n’a pas de fin, se répète infiniment, et c’est ce geste de l’infini qu’il imite quand il sème.
Le monde d’avant, le monde d’après, cela doit le faire un peu sourire, le paysan. Il y a un seul monde, un monde de tout temps et de chaque saison, tout y est continuité et flux, on ne le sépare pas à la hache de l’histoire.
Il doit sourire lorsqu’il entend parler de souveraineté : c’est de cela qu’il se nourrit et qu’il voudrait donner au monde, tout comme celui qui prie pour discerner en sa vie et en ce monde le bon grain de l’ivraie. Et tout cela requiert un peu de lenteur, le renoncement au spectaculaire.
À présent que nous sortons de l’extra-ordinaire et que le temps reprend ses droits, saurons-nous réserver à l’ordinaire la lenteur dont il a besoin pour nous révéler ce que le Christ appelle notre fortune imprenable ?
« Amassez-vous plutôt une fortune dans le ciel, là où les mites, la rouille (et les virus) ne peuvent rien faire, où les voleurs ne peuvent ni saccager ni piller. Car le lieu de ta fortune sera aussi le lieu de ton cœur. » Je ne crois pas qu’il parle ici de salut pour après ; je crois qu’il parle de vie, pour maintenant.
Marion Muller-Colard, écrivaine et théologienne protestante
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