Pâque de douleur et de joie
Un jour, à Sainte Marie, le bienheureux François appela frère Léon et dit : Frère Léon, écris. Et lui répondit : Voilà, je suis prêt. Écris, dit-il, quelle est la vraie joie.
Un messager vient et dit que tous les maîtres de Paris sont venus à l'Ordre; écris : ce n'est pas la vraie joie.
De même, tous les prélats d'outre-monts, archevêques et évêques; de même, le roi de France et le roi d'Angleterre ; écris : ce n'est pas la vraie joie.
De même, mes frères sont allés chez les infidèles et les ont tous convertis à la foi : de même, je tiens de Dieu une telle grâce que je guéris les malades et fais beaucoup de miracles : je te dis qu'en tout cela n'est pas la vraie joie (VJ).
Ce texte célèbre (encore récemment Olivier Messiaen l'a repris dans son oratorio sur saint François) est connu dans sa version longue, donnée par les Fioretti (chap. 8), version qui amplifie et romance le récit au risque d'en faire oublier le dur message.
Le texte que nous commentons ici est plus bref et plus simple. De l'avis des critiques, c'est une dictée originelle de François lui-même, et non pas son développement édifiant et poétique.
Quelle est la vraie joie, où la trouver ? Voilà une question qui travaille tout être humain. La joie, ce profond et paisible contentement du coeur, rayonnement silencieux du bonheur, par quel chemin y parvenir ?
Une fois de plus, c'est une réponse paradoxale qui nous est donnée. La joie n'est pas là où une première et superficielle expérience pense la trouver. Sa source cachée n'est révélée que par le creusement de l'épreuve.
François nous dira d'abord où la vraie joie n'est pas. Il ne s'arrête même pas à la description des joies fausses et fugitives qu'il écarte, en un tour de main, dans sa vingtième Admonition : les paroles vaines et oiseuses qui conduisent les hommes au rire...
Les joies décrites dans le texte, joies que lui et ses frères pouvaient éprouver lors de la diffusion spectaculaire de l'Ordre, étaient légitimes.
Qui ne se réjouirait de la conversion évangélique et de l'option pour une vie radicalement pauvre, qui serait prise par les milieux intellectuels, ecclésiastiques et même civils de la société du XIIIe siècle Pour imaginaire et rhétorique que soit le récit, il correspond, pour une part, à la réalité. Il y eut en effet des maîtres de Paris (Alexandre de Hales), des responsables d'Église et même des rois qui furent touchés par le mouvement spirituel déclenché par François.
L'outre-monts : France, Angleterre, Paris, Oxford en furent marqués autant et plus peut-être que l'Italie, et de fortes sympathies sinon des adhésions s'y manifestèrent.
Mais tout ce beau et influent monde eût-il rejoint, de fait et sérieusement, l'Ordre fondé par François, cela ne constituerait pas, malgré la fierté (ambiguë... ) qu'on en éprouverait, la vraie joie.
Poursuivant, le texte envisage des situations plus directement religieuses, et cette fois il s'agit des actions des frères et des charismes surnaturels qu'aurait reçus François lui-même.
Aller chez les infidèles (musulmans), éviter toute dispute et tout prosélytisme, se soumettre à tous et confesser qu'ils sont chrétiens, c'est la mission que François assigne à ses frères, en attendant que vienne, un jour, la possibilité d'annoncer la foi (1 Reg 16).
Si, par impossible, toute cette masse adhérait à l'Évangile, quel événement ce serait, quelle grâce ! Eh bien, cela non plus ne serait pas la vraie joie !
Après ceux du dehors : maîtres, évêques, rois, après les frères, c'est François lui-même qui se met en scène : comme si l'expérience de joie allait le toucher personnellement.
Il s'imagine (mais était-ce seulement l'imagination ?) avoir reçu de Dieu des grâces extraordinaires : don de guérison et celui, illimité, de faire d'autres miracles.
L'homme comblé d'une telle grâce est certes près de Dieu, ami de Dieu, et il aurait raison de se réjouir. Cela n'est pas nié; cependant, comme un couperet, retombe l'affirmation étendue à tout ce qui précède : je te dis qu'en tout cela n'est pas la vraie joie.
Mais quelle est la vraie joie ?
Je reviens de Pérouse, et par une nuit profonde je viens ici, et c'est un temps d'hiver, boueux et froid, au point que des pendeloques d'eau froide congelée se forment aux extrémités de ma tunique et me frappent toujours les jambes, et du sang jaillit de ces blessures.
Et tout en boue et froid et glace, je viens à la porte, et, après que j'ai longtemps frappé et appelé, un frère vient et demande : Qui est-ce? Moi je réponds : Frère François. Et lui dit : Va-t'en; ce n'est pas une heure décente pour circuler; tu n'entreras pas.
Et à celui qui insiste il répondrait à nouveau :
Va-t'en; tu n'es qu'un simple et ignare; en tout cas tu ne viens pas chez nous; nous sommes tant et tels que nous n'avons pas besoin de toi.
Et moi je me tiens à nouveau debout devant la porte et je dis : Par amour de Dieu, recueillez-moi cette nuit. Et lui répondrait : je ne le ferai pas. Va à l'hospice des lépreux et demande là-bas. Je te dis que si je garde la patience et ne suis pas ébranlé, qu'en cela est la vraie joie et la vraie vertu et le salut de l'âme.
La question : Quelle est la vraie joie? rebondit pour la deuxième fois. Avec un grand art du suspense la réponse ne sera donnée que graduellement.
Dans la première partie étaient évoquées des raisons positives de se réjouir : succès spirituels de l'Ordre, réussites missionnaires, charismes personnels, mais c'est pour être aussitôt écartées.
Maintenant qu'enfin les motifs d'une vraie joie doivent être indiqués, c'est paradoxalement les côtés sombres et douloureux de l'existence que la réponse va dépeindre.
L’arrière-fond de la déclaration sur la vraie joie et la vraie vertu et le salut de l'âme est donc une nuit profonde, en un boueux temps d'hiver, où gèle l'eau froide et où les pendeloques de glace se forment au bas de la tunique. Et pour comble, blessures et sang qui jaillit!
Dans ce cadre sinistre quelqu'un chemine : un itinérant aux jambes blessées se hâte vers un lieu d'accueil. Par-delà le récit anecdotique, j'y vois une image de la condition humaine : l'homme égaré dans la nuit, privé de toute chaleur relationnelle, atteint par les événements, orphelin et seul, en route et en quête de la joie.
Le voici qui croit toucher au but : la porte du lieu familier où habitent des frères qui le connaissent par son nom. Tout en boue et froid et glace, longuement et en toute confiance, il frappe et appelle.
Car ce qui sort l'homme de sa solitude le fait passer de la nuit au jour, c'est l'accueil fraternel ou, pour utiliser l'expression de François, maternel, que se manifestent les hommes.
Mais ici rien ne sert de s'identifier par son nom, Frère François, de faire appel au sens de la fraternité.
Un premier refus est justifié par un prétexte : il est tard et tu ne respectes pas le règlement.
Mais ce motif en cache un autre, plus fondamental et infiniment plus douloureux : au fond nous n'avons pas besoin de toi ; nous sommes nombreux et qualifiés, nous nous suffisons; tu es un homme simple, sans formation ni culture, un pauvre, quoi !
Et pourtant l'homme devant la porte ne renonce pas. Il fait appel, selon sa coutume, à ce qu'il y a de plus grand, de plus sacré pour lui — et pense-t-il — pour ses frères : l'amour de Dieu.
Au coeur de la nuit noire, en face d'un refus emmuré dans l'égoïsme, ces deux mots font se lever comme un soleil d'or : feu et lumière d'un brasier immense capable de consumer et fondre toute résistance.
Recueillez-moi, cette nuit seulement. Rien n'y fait. Le refus est définitif.
L'envoi à l'hospice des lépreux, par quoi le frère pense se déculpabiliser, a quelque chose d'irréparable.
François est identifié, par ses frères, au lépreux intouchable, exclu et marginalisé comme lui. Pour eux il n'existe plus.
Nous touchons le fond de la pauvreté et de la solitude. L'ambiance est sinistre.
Les efforts répétés pour reprendre contact humain et pour briser la dureté des cœurs par un appel à l'accueil ont échoué.
Que reste-t-il, où est la vraie joie, peut-on en parler encore alors que tout sombre dans l'insondable nuit des choses et des coeurs ?
Je te dis que si je garde la patience et ne suis pas ébranlé, qu'en cela est la vraie joie et la vraie vertu et le salut de l'âme.
La vraie joie et la vraie vertu et même le salut consisteraient donc à garder la patience, à ne pas être ébranlé.
De prime abord on pense à une vision quasi stoïcienne de la situation : l'homme qui saurait endurer et la nuit et le froid et surtout le rejet des siens sans être troublé, en gardant son sang-froid et son calme intérieur, celui-là pourrait en tirer une certaine conscience de sa force intérieure — sa vertu — et s'en réjouir paisiblement.
Mais une telle lecture ne serait pas fidèle à la vision et à l'expérience de François.
Ce n'est pas d'avoir courageusement et patiemment supporté l'épreuve qui permet de se réjouir.
Ce serait précisément s'appuyer sur soi, sur ses victoires, sur sa vertu, et cela François l'écarte résolument.
Mais c'est l'épreuve — si dramatiquement suggérée dans notre récit — qui dévoile ce qu'il y a dans l'homme.
Si celui-ci est enraciné en Dieu conscient de l'amour dont Dieu l'entoure, les épreuves peuvent s'abattre sur lui, le faire peut-être crier et se lamenter, quelque chose de profond et de calme subsiste; il peut tenir, endurer, sans être détruit.
Ce n'est pas d'avoir supporté la souffrance qui engendre la joie, mais c'est la joie, déjà là, qui permet de supporter la souffrance.
On conserve, en tout ce qu'on souffre, la paix de l'esprit et même du corps, à cause de l'amour de Jésus-Christ (Adm 15).
Pour qui a déjà lu et goûté, trop rapidement peut-être, le célèbre passage sur la joie parfaite, et s'est laissé charmer par son caractère léger et poétique, la lecture qui vient d'en être faite sera sans doute une surprise.
Car c'est un texte grave : la vraie joie, la plus profonde et la plus inébranlable, trouve, sinon sa source et sa racine, du moins son dévoilement et sa manifestation, sur un fond, inévitable, de douleur.
La vraie joie, la vraie vertu et le salut de l'âme ne sont donnés qu'à ceux qui ont suivi le Seigneur dans l'angoisse, la persécution, la honte et la faim, la maladie et l'épreuve et tout le reste; et de cela ils reçurent de lui la vie éternelle (Adm 6).
C'est la rude et merveilleuse leçon que nous donne François.
Thaddée MATURA
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