«Mourons, et précipitons-nous au milieu des combats ! »
Peut-être vais-je avoir l’honneur de vous apprendre un nouveau mot.
Non pas le mot « mort », qui est l’objet de cette chronique et que, à défaut de ce qu’il désigne, tout le monde connaît.
Mais le nom de la figure rhétorique du vers des Énéides de Virgile que je viens de citer.
En quoi consiste-t-elle ? En ceci que le poète prend les choses à l’envers : mourir vient en premier, le combat arrive ensuite.
C’est aussi étrange que cet autre vers, couché à la hâte dans un cahier tandis que son auteur, René Char, dirigeait une faction armée d’une dizaine d’hommes : « Agir en primitif et prévoir en stratège. »
« Hystéron-protéron ». C’est ainsi que se nomme la chose.
Littéralement : dernier-en-premier. Impossible à placer dans des mots croisés, difficile à glisser dans une conversation, ce mot semble toutefois utile pour exprimer ce qu’est l’engagement.
Si René Char avait, pour être sûr de son choix, pris non le maquis, mais tout son temps, 1945 serait arrivé sans son secours – et ne serait peut-être pas arrivé si vite.
De même concernant les ordres qu’il donnait à ses hommes : dans le feu de l’action, il ne s’agit pas tant de prendre la bonne décision, mais déjà d’en prendre une – de sortir d’une indécision mortifère… puis de travailler à faire que la première décision se révèle comme bonne.
Il faut donc bien « agir en primitif » et, dans un second temps seulement, « prévoir en stratège ».
La prudence n’a de sens qu’à l’intérieur de l’action qu’on ose, une fois qu’on l’a osée. Sinon, au nom de la prudence, on ne ferait plus rien.
Les soldats de Virgile font de même, qui commencent par renoncer à leur vie (« Mourons… ») afin de mettre dans le combat l’ardeur qui permettra la victoire et, finalement, la survie de beaucoup.
Qui craindrait de s’y lancer deviendrait une cible facile. Comme un marin coulera avec le navire si, par peur de se noyer, il refuse de se jeter à l’eau.
Toute vie pleinement vécue, c’est-à-dire vraiment osée, tentée, suppose un premier consentement à la mort.
Il meurt à un certain confort, l’enfant qui donne dans le secret de la chair maternelle l’impulsion de sa mise au monde.
Qui d’entre nous n’a jamais fait ce saut à cause de quoi il perdra tout, peut-être, mais sans lequel toute croissance lui serait interdite ?
« La bourse ou la vie ? » Ce n’est pas le bandit, au détour d’un chemin, c’est le Christ, à la croisée de tous les chemins, qui nous demande cette bourse où nous pensions pouvoir enfermer nos trésors en les y étouffant, et s’il nous la réclame, c’est pour nous donner la Vie.
Quand on est chrétien, on oublie parfois ceci : morts, nous le sommes déjà.
Les eaux du baptême ne sont pas de purification, comme celles du Gange. Mais de mortification.
Plus exactement, pour entendre ce terme lavé de nos faux-sens, ces eaux racontent notre libération d’une vie captive d’elle-même – préoccupée seulement par sa conservation.
Nous sommes morts, afin de pouvoir mieux la donner, cette vie, afin d’en être libres.
Nul besoin, même, d’être tentés par le martyre puisque, vivant d’une vie déjà donnée, qui ne peut donc plus devenir l’objet d’un chantage, nous sommes prêts, non pas tant à préférer héroïquement la vérité à la vie (est-ce cela être martyr ?), mais à témoigner, dans tous les actes de notre vie, de ce que la vérité est Vie.
Faisons donc mémoire que, un jour qui fut une grande fête, nous sommes morts – et jetons-nous joyeusement au milieu des grands et des petits combats de la vie.
Martin Steffens, philosophe
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