Extrait d'un interview prophétique de René Girard
... En Europe, on revient à une forme d'individualisme humaniste qui semble assez anachronique, à l'idée d'un homme totalement maître de lui-même... Je crois qu'on va, de plus en plus, vers l'effritement de ce mythe humaniste.
Mais je ne peux pas dire si de la dissolution du mythe humaniste va dériver un retour au religieux.
Ce retour pourrait aussi venir sous des formes aberrantes.
... De façon plus générale, sur la question du retour au religieux en Occident, je pense que l'antichristianisme se renforcera de plus en plus. Il y aura des renouveaux chrétiens importants, mais limités.
Je vois là une situation objectivement apocalyptique, puisque le monde est vraiment, physiquement, menacé.
Et plus la défaite du titanisme s'accentuera, plus le monde sera contraint d'adopter des positions extrêmes.
Alors, certains réagiront en faveur du christianisme, mais ce seront toujours des minorités.
Chaque renaissance religieuse sera numériquement faible, et verra, face à elle, l'expansion de formes vulgarisées, populaires et "barbares".
... Les hommes se mettent eux-mêmes, grâce à la puissance qu'ils ont acquise, dans une alternative : ou bien ils deviennent des saints ou bien ils se détruiront.
L'ouverture de la liberté chrétienne c'est cela, l'apocalypse c'est cela. Il semble que les hommes ne soient pas capables d'empêcher leur autodestruction, et qu'ils en seront incapables encore longtemps.
Mais condamner la technique en soi, c'est faire d'elle un bouc émissaire. Ainsi, dans Was ist Metaphysik ?, Heidegger donne quelques exemples de la technique et puis l'oppose aux temples grecs.
Mais si l'on se retrouvait dans l'univers du temple grec, sans technique, nous serions tous vraiment malheureux !
Placés à l'improviste dans un univers sacrificiel, nous découvririons que pour nous ce serait invivable.
En fait, ce que nous voulons, ce sont les avantages de la révélation chrétienne, sans les responsabilités.
Les intellectuels sont disposés à tout accepter, sauf le mot "morale", c'est-à-dire les barrières à l'action individuelle.
Et pourtant, nous vivons dans un univers où s'impose la nécessité de poser des barrières à l'action individuelle, dans le rapport avec les autres.
Il y a la nécessité d'une conscience morale qui soit d'autant plus exigeante que le monde devient plus dangereux.
Les exigences morales semblent devenir toujours plus larges, et plus le pouvoir de l'homme augmente, plus elles grandissent.
Ce que disent les gens de gauche correspond à la réalité, que les pouvoirs, de nos jours, sont tous plus industriels que politiques.
Et on a vraiment l'impression que les hommes sont incapables de se modérer.
Ce qui est terrifiant aujourd'hui, c'est qu'on a l'impression que l'on n'a rien appris. Il y a toujours plus de puissance dans un monde qui devient chaque jour plus petit.
...Nietzsche n'a pas vu qu'on se dirigeait vers un monde fait de limites toujours plus contraignantes et étroites.
Aujourd'hui, nous sommes dans une cage, et si nous forçons les barreaux, le monde explose.
Cela, Nietzsche ne l'avait pas vu. Je pense qu'il est complètement anachronique. Comme Freud.
Tous les deux voulaient nous faire croire que les interdits, les prohibitions, sont des limites inventées par des personnes qui veulent nous empêcher de nous divertir.
L'interdit, ce n'est pas cela, c'est la leçon principale de la technique.
C'est de ne pas tuer l'autre, pour ne pas mourir, ou nous pardonnons les offenses, ou nous n'avons plus le choix.
Dans le sacrifice du Christ, le système du bouc émissaire est révélé par une petite minorité qui résiste à la pression collective.
Mais ceci a quelque chose de paradoxal, du fait que c'est une minorité qui résiste à la pression collective ; puisque elle est petite, elle devrait d'autant plus être absorbée par le désir mimétique !
La résurrection du Christ et la descente du Saint-Esprit sont une même chose. Il faut voir la résurrection comme signe de l'Esprit, et non pas comme le miracle qui, stupéfiant les foules, sacralise un événement.
Comme signe de l'Esprit que la vie est là. La résurrection des morts est liée à ce signe du Saint-Esprit, ce n'est pas un tour de prestidigitation inventé par le christianisme.
L'espérance chrétienne est précisément le fait que le monde fondé sur la mort est un monde faux.
Il doit y avoir une vie qui soit sauvée de la mort, et c'est de cela que la résurrection est le signe.
La résurrection doit être entièrement comprise à la lumière et la révélation de l'Esprit.
La Pentecôte et la résurrection sont une même chose.
Messine, octobre 1999
Publié dans Nouvelles Clés
Printemps 2002
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