Démortalisé
Quand on tient une chronique intitulée À proprement parler, on ne peut se permettre d’y explorer des néologismes. « Proprement parler », c’est ramener les mots à leur source, les y plonger, les y laver – et non bricoler des fontaines d’où ils jailliraient artificiellement. Mais il arrive qu’un mot manque.
Une réalité se tient sur le bout de la langue que nous parlons. Il nous faut la tourner sur elle-même pour atteindre ce que nous voulions dire. De fait, tous nos mots furent d’abord des néologismes (à commencer par « néologisme »).
Celui-ci m’est venu à propos d’une triste nouvelle. Une communauté religieuse de Vendée a récemment perdu près d’un tiers de ses membres. Tandis que les médias regrettaient que ces hommes fussent morts alors qu’ils venaient tout juste d’être vaccinés, certains de leurs lecteurs virent justement en cela la cause de leur décès.
Je vous laisse imaginer, sur les forums, la verdeur des débats, chacun se traitant d’assassins – assassins ceux qui critiquent un vaccin salvateur ; assassins ceux qui chérissent l’instrument de leur perte…
Toutefois, ce qui a retenu mon attention est l’âge des sept frères décédés : de 85 à 99 ans. Je suis le premier à dire que la mort est un scandale, qu’elle nous cueille toujours trop tôt. Il y a tant à voir et à aimer ! L’âge de nos os n’est pas celui de notre âme : celle-ci est parfois plus alerte, moins encombrée, à 70 qu’à 20 ans. Aussi aucun vieillissement ne va-t-il de soi. Aucune mort n’est purement naturelle.
Irions-nous jusqu’à dire qu’un homme qui décède à 87 ou 99 ans est mort du Covid ? Depuis le début de notre épidémie, c’est bien ce que nous faisons. Nous supposons donc, plus ou moins consciemment, qu’en l’état normal, sa vie aurait dû se poursuivre indéfiniment. Nous suggérons par là que l’homme a cessé d’être mortel.
Non pas que, tel un dieu grec, il soit devenu immortel. Le voilà plutôt « démortalisé », comme l’on dit d’une pièce qu’elle est démonétisée. Nous reconnaissons encore cette fragilité grandissante qu’on appelle la vieillesse mais nous lui refusons d’être la cause principale de notre congé du monde. Ce faisant, nous privons peu à peu l’homme de sa finitude.
Quand l’homme était mortel, sa mort lui venait de l’intérieur. Même violente, elle manifestait l’intrinsèque précarité de toute vie. On portait sa mort, ainsi que l’écrit R. M. Rilke dans Le Livre de la pauvreté et de la mort, comme l’arbre son fruit, dans l’espérance qu’il fût mûr quand la vie toucherait à son terme. « Démortalisé », l’homme continue bel et bien de mourir.
Mais sa mort, impossible, voire interdite, apparaît désormais comme le fait d’une cause externe. On comprend pourquoi chacun est si prompt à se traiter d’assassin : si nous ne sommes plus mortels mais continuons de mourir, c’est que nous sommes finalement « tuables ». La faute au virus, dont toi ou moi sommes les porteurs – la faute au vaccin, dont toi ou moi sommes les promoteurs.
Ce passage de l’homme mortel à l’homme tuable est sans doute le trait le plus saillant du monde d’après. Jusqu’à présent, par amour, nous donnions la vie à des êtres mortels. Nous accueillions la vie en nous risquant à la pleurer un jour.
Dorénavant, par imprudence, nous nous donnons la mort. Nous ne sommes plus soucieux que de mettre la vie en sécurité, nous préparant à accuser quiconque en aura précipité la fin.
La prière de Rilke prend alors tout son sens : « Ô mon Dieu, donne à chacun une mort née de sa propre vie ! »
Par Martin Steffens Philosophe
Auteur de Faire face. Le visage et la crise sanitaire, écrit avec Pierre Dulau, Éd. Première Partie, 160 p., 17 €.
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