Je suis allée passer quelques jours à Cadaqués. Ce village de Catalogne au bout du cap de Creus est inscrit en azur dans ma géographie intime. J’y ai appris à nager, j’y suis revenue chaque année depuis mon enfance.
Ce voyage est devenu pour moi un pèlerinage dont chaque station est un été de ma jeunesse. L’interruption de cette chaîne personnelle, pour cause de pandémie, avait aiguisé mon attente de ce rendez-vous de tout temps pris avec moi-même.
Lorsque j’ai pu enfin y revenir, j’ai été plus attentive encore aux lumières, aux clapotis des vagues dans leur exploration des rochers, à la patine des pierres dans les ruelles polies par tant de pas, à la blancheur crémeuse des façades chaulées, au tendre déchirement du ciel sous les cris des martinets, et à cet inimitable parfum de sel marin et d’eau de Cologne qui continue de flotter dans le vieux village.
J’ai grimpé ses rues raides pour retrouver le bonheur de déboucher sur la place où se dresse la petite église, d’où la mer et l’orient de la Méditerranée s’offrent à vous d’un seul coup. Un paysage si parfait qu’il vous laisse croire qu’il a été peint pour vous, pour le seul dessein d’être contemplé comme le faisait, sous le pinceau de Dali, Gala à sa fenêtre.
Est-ce à cause de la pandémie ? De l’interruption qu’elle a provoquée dans le cycle de mes vagabondages ?
Une silhouette m’a particulièrement manqué que j’aimais croiser au hasard de mes promenades – parfois sur le chemin escarpé qui mène au phare, au bout de la baie.
Enrique Irazoqui a disparu en septembre dernier et Cadaqués, dont il fut l’une des figures, semble par moments trouée par cette absence.
Irazoqui ? Le Christ de Pasolini, dans son magnifique Évangile selon saint Matthieu que le réalisateur italien avait tourné en 1964 – pour moi, la tentative de retranscrire au cinéma la vie de Jésus la plus réussie qui soit.
Un chef-d’œuvre épuré en noir et blanc qui fait resurgir ce que dut être le premier siècle de notre ère, tant le dépouillement des acteurs, et l’extrême misère des figurants engagés à jouer leur propre rôle de pauvres parmi les pauvres, comme ceux qui hantent les Évangiles – lépreux, scrofuleux, aveugles, épileptiques – agrippent l’imagination.
Jamais l’expression « incarner un personnage » ne m’a paru plus juste quand j’ai vu pour la première fois ce jeune homme de 19 ans, avec son visage de christ byzantin apparaître à l’écran. Plus énigmatique que beau, plus pénétrant que doux, plus inspiré qu’empathique tant il donnait l’impression, par sa hauteur, de marcher au-dessus de lui-même.
Il avait gardé cette silhouette jusqu’à l’extrême de l’âge qu’il avait à vivre sur terre, et je me sentais étrangement réconfortée à l’idée qu’il soit là – bien plus présent qu’aucun autre passant de Cadaqués, sans rien de ces acteurs qu’on dirait être, longtemps après la sortie de leur film, des figures mortes décalquées de leur rôle.
Je me suis rappelé ses propres souvenirs du tournage, lorsqu’il marchait entre deux prises de vue sur les plages de Calabre que Pasolini avait choisies pour leur ressemblance avec ce que dut être la Palestine biblique, pour la population dont le dénuement total rappelait celui des suiveurs de Jésus, qu’évoquent les évangélistes – des êtres affamés de miracles.
« Nous étions sur la plage avec mes apôtres, attendant la prochaine prise, raconte Enrique Irazoqui. Et je vois une longue queue d’hommes et de femmes, tous vêtus de noir, s’agenouiller devant moi : ils me demandaient d’accomplir des miracles…
Un autre soir, je me promenais avec Jean l’évangéliste, la cigarette à la bouche, et des paysans m’ont engueulé : le Christ ne fume pas ! »
Certains ont souri à ces histoires quand il les a racontées. Ceux-là qui ont vu dans cet élan populaire de la crédulité, quand il n’y avait qu’une démonstration des liens étroits qui unissent la foi et l’espoir – la foi en un Christ d’amour et l’espoir de son retour qu’ils attendaient, en quoi ils croyaient puisque le Christ l’a promis.
Cette fresque humaine confère au film quelque chose de terrible et de sacré. C’est une vie de Jésus décapée des halos roses et mauves d’une certaine imagerie que Pier Paolo Pasolini nous a offerte, bien plus proche de Masaccio que de l’art sulpicien.
On comprend alors qu’après un tel rôle, une telle poésie, Enrique Irazoqui ait refusé d’endosser d’autres personnages – hormis, plus tard, deux engagements dans des mauvais films espagnols, pour échapper, sa femme enceinte, au service militaire.
On comprend qu’il ait décidé de ne plus rien faire d’autre que de jouer aux échecs.
Et face à ce que nous disent les paysages du cap de Creus, sévères, ascétiques, écharpés par la mer et le vent, on comprend aussi que celui qui a prêté son visage d’homme au Jésus de saint Matthieu, ait finalement choisi de jeter son sac ici, à Cadaqués, comme le fit avant lui un grand mystique, Salvador Dali.
D’appartenir à son décor.
Christiane Rancé