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26 août 2021 4 26 /08 /août /2021 19:30

[…] Qu’est-ce que l’amour ? Plus qu’un type de sentiment auquel se réfère le comportement humain au plan moral, c’est le langage de la Bible, c’est-à-dire l’expression de l’expérience ecclésiale, qui nous donne une perspective totalement différente de l’interprétation de l’amour.

C’est une perspective ontologique, comme on la nomme dans le langage de la théologie académique. Le terme amour définit avant tout un mode d’existence, et non pas un mode de comportement, ni une émotion, ni un sentiment individuel à l’égard des autres. Mais bien plutôt un véritable mode d’existence.

Le Nouveau Testament donne une définition de Dieu, par les paroles de saint Jean l’Evangéliste : « Dieu est Amour » (1 Jn 4, 8). Déchiffrons cette phrase. « Dieu est Amour » signifie que l’amour n’est pas une qualité morale de Dieu.

N’interprétons pas l’amour à propos des énergies divines, des actions de Dieu dans l’histoire. L’amour, c’est bien la définition même de Dieu.

Il précise exactement le mode d’existence de Dieu. Dieu existe comme amour. Cette phrase contient toute la théologie trinitaire, la théologie de la liberté. […]

Dieu n’est pas une essence mais la réalité d’une personne, de la personne du Père qui, librement, par sa volonté propre, pour exister, réalise son être, son essence, par la naissance du Christ et la procession du Saint-Esprit. Son mode d’existence, l’Amour, est son choix perpétuel. C’est le triomphe de la liberté.

Nous apprenons l’amour, non au travers de syllogismes, de réflexions, d’analyse, mais par l’imitation de ce mode d’existence réalisé par Dieu. Nous essayons de réaliser le même mode d’existence.

Certes, nous sommes des êtres créés, notre nature est limitée, nous avons besoin de ces syllogismes, de ces analyses, mais il nous faut apprendre continuellement que tout cela ne suffit pas pour nous donner la connaissance de la vérité de l’amour.

Il nous faut une voie, une pratique, réelle ; Saint Jean nous dit : « Celui qui n’aime pas n’a point connu Dieu, parce que Dieu est Amour ». Notre notion de Dieu relève-t-elle de l’évidence ou de la compréhension ?

Nous ne connaissons pas Dieu. Saint Jean le répète un peu plus tard en disant : « Celui qui dit qu’il aime Dieu, alors qu’il ne le connaît pas, mais n’aime pas son prochain, exprime une contradiction » (cf. 1 Jn 4,20). Saint Jean nous assure que nous ne connaissons pas Dieu.

Nous essayons de connaître Dieu à travers l’expérience de notre amour pour nos prochains, nos frères, nos sœurs. « Si quelqu’un dit : "J’aime Dieu", mais éprouve de la haine pour son frère, alors c’est un menteur. » Dieu n’est pas le produit d’une idéologie. Dieu n’est pas une notion métaphysique. L’Église a montré que la voie pour arriver à la connaissance de Dieu est celle d’un amour réel, quotidien, continuel.

Saint Paul, dans la première épître aux Corinthiens, dit que l’amour est plus grand que la foi (cf. 1 Co 13,13). En effet, la foi ne correspond pas à des convictions individuelles, des certitudes intellectuelles. Le terme de foi, dans l’expérience ecclésiale, conserve le sens premier du terme grec (pistis) qui signifie « confiance ».

J’ai confiance, je me donne à quelqu’un. L’amour est plus grand que cette confiance. La confiance, d’une certaine façon, c’est pour commencer. L’amour est un accomplissement qui n’a pas de limite.

Une autre phrase de saint Jean m’a beaucoup impressionné : « Celui qui craint n’est pas accompli dans l’amour » (cf. 1 Jn 4,18). Nous aimons puisque lui nous a aimés le premier. La crainte est contraire à l’amour. Cela signifie que la connaissance à laquelle nous arrivons à travers l’amour a une qualité tout à fait différente de ce que saint Paul appelle science : « La science sera abolie, l’amour restera » (cf. 1 Co 13,8-9).

L’amour ne s’épuise pas aux limites d’une loi ou d’obligations qu’une loi représente pour notre comportement. C’est pourquoi la crainte se trouve aux antipodes de l’amour. Parce que l’amour est la liberté de toute loi, de toute limitation de la vie comme relation, comme communion.

La différence entre la morale sociale ou la morale dans les différentes traditions spirituelles et religieuses, et la conception ecclésiale de l’amour se trouve exactement dans la définition de Dieu comme Amour : la définition de l’amour comme mode d’existence.

Dans cette perspective, l’amour représente aussi la définition de la personne, de notre réalité, de la réalité existentielle de Dieu à l’image de qui nous sommes créés. La définition de la personne, c’est l’amour. L’amour présuppose une existence avec une conscience énergétique et, en même temps, une liberté qui se réalise dans la communion. C’est la différence qu’établit la théologie orthodoxe entre la Personne et le personnalisme ou l’humanisme philosophique.

Il est très important de savoir de quoi nous parlons. L’Amour, c’est le Dieu incréé. De notre côté, nous sommes des êtres créés à l’image de Dieu. A l’image, c’est-à-dire dans la dynamique d’avancer vers la ressemblance. Cela signifie, en schématisant, que vivre et réaliser l’amour peut se réaliser à deux niveaux. Celui de l’incréé, c’est la réalité divine qui s’identifie avec l’amour, avec la définition de Dieu comme amour ; et celui de notre nature créée à l’image de Dieu.

A l’image signifie que nous avons la possibilité naturelle de réaliser l’amour. Là réside la grande difficulté pour distinguer l’aspect naturel, créé, psychologique de l’amour et la réalité d’un mode d’existence auquel l’Église nous appelle. […]

L’Église essaie d’indiquer en permanence comment discerner entre l’amour naturel et l’amour de l’Incréé. Qu’est-ce que la communauté eucharistique, sinon un mode de vie réel, concret, réalisant une autre relation avec le monde et avec les autres, un autre mode d’existence qui se trouve aux antipodes de l’individualisme.

Car tout ce qui est individuel représente, selon l’expérience de l’Église, la mort. Tout ce qui est communion d’amour, communion de l’infini, est l’existence libre de toute limitation de la corruption et de la mort. Très souvent, la résistance de notre nature créée nous oblige à rechercher des certitudes individuelles.

Nous essayons d’éviter le risque de la relation, le risque d’aimer vraiment en sortant de nous-mêmes. Et ce glissement pour éviter le risque de la relation nous amène assez souvent à une sorte " d’absolutisation " de l’éducation, de la morale, de la protection de l’autre. Ce n’est pas l’amour réalisé dans le mode d’existence eucharistique, ecclésial.

Le critère pour distinguer l’amour ecclésial comme une dynamique vers la ressemblance à l’amour divin, et pour discerner cet amour de l’amour naturel, c’est toujours et partout la priorité de la relation personnelle, la priorité de la liberté, le risque de la liberté.

Nous vivons cette priorité de la relation personnelle à la place de l’objectivation de la loi dans l’eucharistie, à travers notre relation personnelle avec le Père du corps ecclésial, de la communauté ecclésiale, avec celui que nous appelons Père parce qu’il nous fait naître dans la nouvelle vie qui est le mode d’existence selon la vérité de l’amour divin.

Mais nous parlons d’une relation qui produit la vie. C’est très différent d’une relation qui s’épuise à la protection de chaque individu par le risque de sa propre responsabilité, de la propre liberté. […]

Nous sommes appelés à réaliser, à travers et par les énergies de notre nature, pendant notre vie terrestre, le mode d’existence de l’incréé. Nous sommes appelés à dépasser le mode d’existence – pas la nature : ce serait une autre illusion.

Nous ne pouvons pas dépasser la nature, sortir de la nature. Mais avec les possibilités, les capacités, les énergies de notre nature créée, nous sommes appelés à réaliser le mode d’existence du non créé.

L’amour est un don de Dieu fait à notre nature. Saint Maxime le Confesseur parle d’une (agapetike dpsnamis), d’une force d’amour qui est dans notre nature. C’est une capacité de notre nature mais elle ne suffit pas pour entrer dans la vie qui peut vaincre la mort.

Appartenir à l’Église, ce n’est pas pour améliorer notre caractère ou vivre des sentiments plus élevés. Nous appartenons à l’Église parce que nous voulons constater que, à travers la mort, on peut vaincre la mort. Si on cherche cela, il faut dépasser le niveau naturel de l’amour pour arriver à réaliser l’amour selon le mode d’existence du Dieu trinitaire.

Pour autant, l’Église, à travers l’expérience ecclésiale, ne méprise pas ce qui est naturel, au contraire. L’amour naturel comme force de notre nature, comme le définit saint Maxime le Confesseur, est très positif : c’est le noyau autour duquel notre personnalité se constitue, cet élan dynamique vers l’autre, cet élan de la référence vers l’autre.

C’est l’axe qui constitue notre hypostase individuelle, personnelle. On ne saurait donc pas mépriser cela. On ne peut mépriser toutes les conséquences physiques de cette puissance. On ne méprise pas l’éros, toutes ces expressions de l’amour naturel, mais en même temps, il ne faut pas confondre ces deux niveaux.

Il ne faut pas confondre ce qui est naturel avec le mode d’existence qui nous libère du naturel. C’est un exercice très difficile. Et je crois qu’il faut considérer en priorité l’illusion que nous avons très souvent de vivre au niveau du mode d’existence ecclésiale alors que nous sommes encore dans le cadre du naturel, et que nous remplaçons la nature par des illusions ou des convictions intellectuelles. […]

 Contacts, Vol. 49, No. 180, 1997.

par Christos Yannaras

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