Quand elle a ses règles et jusqu’à sept jours après leur fin, une femme juive observante s’abstient de tout contact avec son époux. Le soir suivant, après le coucher du soleil, elle se rend au mikvé, le bain rituel qui jouxte la synagogue, pour un rituel précisément décrit par les lois dites de niddah ou « de pureté familiale ». Après s’être longuement lavée, elle descend les marches qui conduisent au bassin : doigts écartés, yeux clos, elle s’immerge entièrement et à plusieurs reprises en prononçant des bénédictions.
« Pourquoi cette universalité de la terreur provoquée par cette hémorragie périodique ? », s’interroge l’historien Albert Samuel, qui liste ces civilisations - des Grecs aux Tsiganes, des Yorubas aux Falachas - dans lesquelles les femmes ne peuvent allaiter, avoir des relations sexuelles ou cuisiner sous peine de « contaminer » leur maisonnée (1). Tout aussi étonnant est d’observer le nombre et la diversité des religions qui « ont consacré et sacralisé ces préjugés et ces coutumes ». Ce fut le cas autour des autels grecs ou chez les mazdéens. Aujourd’hui encore, une tradition hindoue bannit les femmes de leur foyer le temps de leurs règles.
Le tabou des règles
À travers les prescriptions du Lévitique, la Bible elle aussi intègre le tabou des règles et le ritualise : « Quand une femme est atteinte d’un écoulement, que du sang s’écoule de ses organes, elle est pour sept jours dans son indisposition, et quiconque la touche est impur jusqu’au soir. » Dans l’islam, un fameux hadith - propos prêté au prophète Mohammed ou à ses compagnons - témoigne de cette même aversion et de l’inégalité qu’elle induit généralement : « La femme est en religion inférieure à l’homme du fait qu’elle ne prie ni ne jeûne durant ses règles ».
Plusieurs interprétations sont proposées par les chercheurs en sciences humaines. S’approcher de la divinité suppose généralement une forme de pureté, pour les hommes comme pour les femmes : se livrer à des ablutions, quitter ses vêtements quotidiens et en endosser d’autres neufs (souvent blancs), parfois raser ses cheveux ou sa barbe, se couper les ongles, et presque toujours s’éloigner de la mort et de la maladie.
Des rites plus exigeants pour les femmes
Mais partout, les rites de purification sont plus répandus et plus exigeants pour les femmes, en particulier lorsqu’elles se présentent « lors de leurs menstrues et de leurs couches, comme un être blessé et sanglant (...) dont le simple contact entraîne souillure », constate la philosophe Arlette Fontan, qui cherche les origines de cette « assimilation sang/souillure » dans les grands mythes fondateurs, ou alors « dans un rapport analogique entre sang, blessure, violence et mort » (2).
Anthropologue des religions, Anne-Laure Zwilling se réfère volontiers aux travaux de l’ethnologue Françoise Héritier pour tenter d’expliquer la fascination pour ce sang qui affaiblit mais sans provoquer la mort et suggère finalement « l’extrême puissance » des femmes (3).
« Avant de comprendre la fécondité, on pensait qu’elles en étaient les seules maîtresses », rappelle cette spécialiste, pour qui l’« inquiétude fondamentale » des hommes explique la prégnance de ces structures sociales censées « leur enlever » ou au moins « encadrer » leur puissance. Le statut différent donné aux femmes ménopausées et l’absence de rites les concernant sont bien la preuve, pour Agnès Fine, anthropologue elle aussi, que « la capacité procréatrice des femmes est bien en cause ».
Le christianisme un peu à part
Le christianisme tient une place un peu à part dans ce paysage... mais pas complètement. Alors que Jésus, dans les Évangiles, prend explicitement ses distances avec les règles juives, se laissant toucher par la femme hémorroïsse, et affirmant que la pureté ne vient pas du corps mais de ce qui sort du cœur de l’homme, celles-ci ont continué à imprégner les mentalités, et même à faire leur retour dans le rituel romain.
« Une femme qui venait d’accoucher ne pouvait pas réintégrer la communauté avant d’avoir ’fait ses relevailles’ », rappelle Agnès Fine qui a consacré sa thèse au parrainage et travaillé sur le baptême chez les catholiques.
« Quarante jours après l’accouchement, elle allait à l’église : le prêtre venait la chercher à l’extérieur et l’emmenait vers le chœur la bénir », poursuit l’anthropologue, qui a également entendu le témoignage de marraines ayant fait « repousser la date du baptême en raison de leurs règles ».
« L’obsession du corps des femmes »
Aujourd’hui encore, certains interdits prévalent au sein des Églises orthodoxes, comme dans la plupart des systèmes de pensée et des religions. Petit à petit, les travaux menés par les chercheurs en sciences humaines poussent théologiens et théologiennes à reprendre la question. Le rabbin libéral Delphine Horvilleur, qui explore les notions de pudeur et « l’obsession du corps des femmes », en est un exemple parmi d’autres.
Pour la théologienne protestante Élisabeth Parmentier, « le vecteur principal de ce changement est la lecture biblique dans une perspective historico-critique qui met l’accent sur le contexte d’origine et les intentions premières des récits bibliques » (2).
« Tout le monde n’a pas lu Françoise Héritier mais nous avons un peu plus de distance critique sur des discours qui écartent les femmes de certains lieux », appuie l’anthropologue Anne-Laure Zwilling. « Nous réalisons que des modes de pensée qui ont eu une utilité sociale pour régler une angoisse profonde ne l’ont plus aujourd’hui ». Et qu’il nous faut lui trouver d’autres réponses aujourd’hui.
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Quand des Pères de l’Église parlaient des règles
• Saint Denis d’Alexandrie (IIIe siècle) :« La femme qui a ses règles ne doit pas s’approcher de la Sainte Table, ni toucher le Saint des Saints, ni aller dans une église, mais doit prier ailleurs ».
• Saint Jérôme (IVe-Vème siècles) :« Quand un homme a des rapports avec sa femme pendant cette période, il lui naît des enfants lépreux ou hydrocéphales ; souillés par ce sang impur, les corps des deux sexes deviennent soit trop gros soit trop petits » (Commentaires sur Ézéchiel, 18, 6).
•Albert le Grand (1200-1280) :« La femme est moins qualifiée que l’homme pour la morale. Car la femme contient plus de liquide, et c’est une caractéristique des liquides d’absorber facilement, mais de mal retenir. (…) La femme est un homme raté, par rapport à l’homme, elle ne possède qu’une nature défectueuse et imparfaite » (Quaestiones super de animalibus XV).
•Huguccio, évêque de Ferrare (1140-1210) : « Quoique la femme ne commette, en effet, pas de faute dans le fait d’avoir ses règles, elle doit cependant reconnaître qu’elle souffre de ceci à cause du péché originel et elle peut donc, par humilité, s’abstenir quelque temps des sacrements ». (Summa Decretorum).
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Sexe faible ?
« Les discours culpabilisants viennent parfois des femmes elles-mêmes ! »
Yamina Amzal, 46 ans, enseignante à l’université (Seine-Saint-Denis)
« Née en Algérie, je suis venue en France en 2002, en quête de liberté. Mais quand je vois, aujourd’hui en Seine-Saint-Denis, des fillettes voilées à moins de 10 ans, je me dis qu’elles ont dû entendre ici le même discours que moi là-bas…
Un épisode de ma jeunesse m’a marquée. C’était en 1991, au début de la décennie noire algérienne. J’étais au lycée quand la nouvelle prof de sciences a demandé aux filles d’aller s’asseoir derrière les garçons dans la classe : d’après elle, notre présence les « excitait » ! Cela a été un choc et nous avons tous, garçons et filles, refusé d’être séparés, allant jusqu’à faire grève.
Ce qui m’attriste le plus, encore aujourd’hui, c’est que ces discours culpabilisants puissent venir des femmes. Cela dit, nous avons été nombreuses à résister, comme quand j’étais étudiante à Alger et que des salafistes nous menaçaient à la sortie des cours, nous demandant de nous voiler. La solution viendra des femmes, et la révolte actuelle des Tunisiennes et de la jeunesse algérienne me donne beaucoup d’espoir.
Anne-Bénédicte Hoffner
(1) Les femmes et les religions, Éditions de L’Atelier, 1995
(2) La femme : ce qu’en disent les religions, Éditions de L’Atelier, 2002.
(3) Corps, religion et diversité : investigations d'anthropologie prospective, L’Harmattan, 2019, 276 p., 29 €
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