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11 mars 2022 5 11 /03 /mars /2022 20:30

Le printemps approche. Les élections aussi. Nous sommes entrés en Carême. Trois bonnes raisons de parler ménage. « À la déchetterie ! », s’exclament en chœur le pratiquant aspirant à se purifier de ses péchés, le dégagiste désireux d’en finir avec le gouvernement et les parents excédés par les jouets qui jonchent l’appartement. Ce sera viril et virulent.

Toutefois, à prendre les choses ainsi, on passerait à côté du mot « ménage ». On croit qu’il en va du ménage comme du management. Mais le management se réfère au manège, non au ménage. « Manéger » signifie « dresser un cheval au manège ».

Ce terme rare, avec sa connotation volontaire, voire dirigiste, nous est revenu par l’anglais commercial, « managérial ». « Ménage », quant à lui, vient de manere, qui signifie « séjourner », « demeurer ». Il a donné « maison », ce qu’on entend encore dans l’acception sociologique du terme « ménage ».

Faire le ménage n’est donc pas discipliner l’espace, tel le maître écuyer, mais ménager une place. Dans « Bâtir, habiter, penser », une des conférences les plus profondes de Martin Heidegger, celui-ci nous invite à penser la crise du logement comme une crise de l’habitation, de l’aménagement. Aménager, nous dit-il, c’est ménager, mettre en relation à la fois le lieu où l’on prend place et ceux qu’ainsi on se prépare à accueillir.

Le terme employé par Heidegger est einräumen, parce qu’il signifie « emménager », « ranger », mais aussi « accorder », « faire place ». On ne peut aménager un territoire sans ménager la terre et ses vivants.

Étonnamment, Heidegger prend l’exemple du pont – étonnamment car nul, à proprement parler, n’habite un pont. C’est que le pont ménage aux éléments du monde une place pour exister.

Le pont est comme un arc-en-ciel qui regarde la terre. Grâce à lui, les bords du fleuve deviennent rives l’une de l’autre. Le fleuve qui les séparait désormais les unit.

Quel rapport avec le ménage ? Grâce au ménage, non seulement chaque chose retrouve sa place, mais chaque chose trouve une place. Tout respire mieux. La place ainsi ménagée rend possible l’accueil.

Quand j’ai négligé de faire mon ménage, il y a de moi partout – sur mon canapé, une chaussette sale ou un bol de chips presque vide… Où donc mon hôte pourra-t-il s’asseoir ?

Il ne peut faire « comme chez lui » si tout indique ma présence. Alors, avec l’empressement d’un criminel, j’efface mes propres traces. Ce n’est pas d’abord par hygiène qu’on nettoie la maison, mais pour que quelqu’un puisse s’y sentir à l’aise.

Y a-t-il activité plus humble ? Nos gestes ont d’ordinaire pour but de changer l’état du monde. Le ménage entend seulement en prendre soin. Sa pratique est sans gloire. C’est seulement s’il est mal fait que le ménage se voit.

Si l’on peut suivre à la trace là où l’éponge a passé, c’est mauvais signe. Et c’est seulement quand les vitres sont sales que nous les voyons. Nettoyées, elles n’arrêtent plus notre regard. Comme les saints et les vitraux, elles laissent passer la lumière.

Faire le ménage, c’est ouvrir son espace. C’est physique mais ce n’est pas guerrier. En ce début de Carême, le ménage à faire ne serait donc pas tant un effort parmi d’autres que leur modèle commun : l’enjeu serait d’identifier ce surcroît de nous-même qui rend difficile à Dieu de se sentir, en nous, « comme chez Lui ».

Martin Steffens, philosphe (1)

(1) Auteur de Faire face. Le visage et la crise sanitaire, avec Pierre Dulau, Première partie, 160 p., 17 €.

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