Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
14 juillet 2022 4 14 /07 /juillet /2022 19:33

Son nom ne vous évoque peut-être rien, pourtant nous la connaissons tous. Kim Phuc est cette fillette hurlant de douleur après un bombardement au napalm lors de la guerre du Vietnam.

Le cliché qui l’a immortalisée ce jour-là a tout juste cinquante ans. L’occasion pour « la petite fille de la photo », qui a connu un parcours hors norme, de se confier dans nos pages.

Le 8 juin 1972, il y a tout juste cinquante  ans, vous étiez victime d’un bombardement américain sur le Vietnam. Comment vivez-vous cet « anniversaire » ?

Je continue de porter mon passé, bien sûr, mais de façon différente. À l’époque, j’étais une gamine innocente, souffrant atrocement physiquement et, plus tard, émotionnellement. Aujourd’hui, je ne me considère plus comme une victime, mais plutôt comme une survivante. Je n’ai pas choisi de subir la guerre, ni de figurer sur ce fameux cliché – que j’ai longtemps détesté ! –, mais j’ai choisi ensuite ma vie.

Je suis devenue une épouse, une maman, une grand-mère, une militante, etc. J’ai frôlé la mort ce jour de juin 1972, mais le fait d’avoir survécu devait avoir un sens.

Lequel  ?
Celui de témoigner. De témoigner que, même après cela, on peut trouver la paix. Je suis profondément croyante, je suis baptiste. Pour moi, on ne peut rien changer au passé, mais on peut changer l’avenir grâce à l’amour et au pardon.

Pourquoi détestiez-vous cette photo  ?


Elle m’embarrassait, je crois. Être exposée ainsi au monde entier, hurlant, toute nue…

Et puis, elle me ramenait en permanence au moment le plus douloureux de ma vie : j’avais 9 ans à l’époque et, en une fraction de seconde, mon enfance s’est arrêtée net. Sur cette photo, je crie « Nong qua ! Nong qua ! » (« C’est trop chaud, c’est trop chaud ! ») mais il n’y a pas de mot pour dire ce que je ressentais.

Le napalm brûle à 3 000 °C et j’avais l’impression d’être cuite vivante. D’être cuite jusqu’aux os. D’ailleurs, juste après, j’ai perdu connaissance. Et pourtant, comme je vous le disais, j’ai fini par faire la paix avec cette photo. Par la voir, au fil du temps, comme une sorte de don. Elle m’a offert une notoriété qui m’a permis ensuite de promouvoir la paix.

Gardez-vous encore aujourd’hui des séquelles physiques  ?
Plein ! En gros, le tiers de mon corps a été brûlé en profondeur. J’ai donc dû enchaîner les greffes de peau (dix-sept, en tout) et les écarts de température restent encore douloureux, de même que certains mouvements.

Heureusement, ma vie a totalement changé ces dernières années grâce à un traitement au laser. Avant, sur une échelle de 1 à 10, mes douleurs quotidiennes tournaient autour de 8 ou 9.

Aujourd’hui, elles ne dépassent plus 3 ou 4. Rien à voir, donc. Maintenant je « manage » ma douleur, comme on dit ! (Rires.)

Estimez-vous avoir eu une enfance sacrifiée ?
Oui. Après avoir perdu connaissance à la suite du bombardement, on m’a emmenée à l’hôpital : là, on a bandé mes plaies mais comme mon état empirait, on a fini par m’envoyer à la morgue.

Les victimes de brûlures de guerre survivaient rarement, alors des brûlures aussi sévères… Au bout de deux ou trois jours, mes parents ont réussi à me retrouver et l’on m’a réellement prise en charge.

On m’a imposé des bains quotidiens pour empêcher que les brûlures de mon dos, de ma nuque et de mon bras gauche – que des plaies à vif ! – s’infectent. Et ces bains quotidiens... ah ces bains, c’était l’enfer sur terre !

La douleur était telle que je m’évanouissais chaque fois ; les infirmières devaient me maintenir la tête hors de l’eau pour m’empêcher de glisser et de me noyer. C’était abominable. D’ailleurs, je ne l’ai su que bien plus tard, mais ma mère priait pour que je décède, que mes souffrances soient abrégées au plus vite.

Dans Sauvée de l’enfer, l’ouvrage que vous avez publié en 2017, vous expliquez que lorsque vous étiez étudiante, vous avez voulu « quitter la vie ». Pourquoi ?
Parce que je détestais ma vie ! Je souffrais constamment et avec ces cicatrices hideuses, je croyais ne jamais trouver l’amour. Toutes ces années, je n’ai nourri qu’un seul espoir : faire médecine pour devenir pédiatre et venir à mon tour en aide aux enfants.

Mais une fois à la fac, je me suis retrouvée instrumentalisée par les autorités vietnamiennes, qui entendaient m’utiliser à des fins de propagande pour dire tout le mal que je pensais de ceux qui avaient brisé mon enfance. Je devais enchaîner les prises de parole, les interventions publiques, les entretiens dans les médias.

Devant les journalistes étrangers, les traducteurs mandatés par le gouvernement modifiaient mes propos pour qu’ils collent à ce que le pouvoir attendait de moi. Ce harcèlement constant m’empêchait de poursuivre mes études. Et, oui, à cette époque, j’étais au plus bas. J’étais aux portes du suicide.

C’est à cette même période que vous tombez, par hasard, sur une bible. En quoi cela a-t-il changé votre vie ?
C’était le plan de Dieu ! (Rires.) En 1982, je tombe en effet par hasard sur une bible dans une bibliothèque d’Hô Chi Minh-Ville. Je la feuillette et je m’arrête sur le Nouveau Testament.

Là, je découvre que Jésus a souffert pour le message qu’il annonçait. Je découvre aussi qu’on peut être aimé de façon inconditionnelle. Et ce baume-là, sur un cœur meurtri comme le mien, c’était extraordinaire !

Je me suis convertie peu après. Ce que mes parents ont pris pour une trahison. Ils étaient adeptes du caodaïsme et, pour eux, je devenais une renégate. J’étais une étudiante sans le sou et, à partir de là, ma mère a refusé de me donner de l’argent.

Elle m’a dit : « Tu crois dans ton Dieu, eh bien ton Dieu prendra soin de toi ! » J’ai serré les dents, mais j’ai beaucoup pleuré. Pour la petite histoire, mes parents ont fini par se convertir, mais quinze ans plus tard.

Au fond, je dirais que la foi dans l’Évangile m’a permis de trouver la paix. La joie, aussi. J’ai progressivement appris à ne plus avoir peur de l’avenir, de la douleur, de moi-même aussi ! Comme si Dieu avait mis une sorte de distance entre moi et ma souffrance.

Cela vous a-t-il aidée à ne pas vivre dans le passé  ?
Sans doute. S’enfermer dans le passé, c’est un piège. On peut s’y noyer. Il ne faut pas le ressasser, mais plutôt s’en servir pour s’élever. Après, pour être honnête, le pardon dont parlait tant la Bible, ça je n’étais pas sûre d’en être capable ! (Rires.)

C’est-à-dire ?

Le « Aimez vos ennemis », comment dire… ? Il faut se replacer dans le contexte. J’avais tellement d’ennemis à l’époque : les pilotes qui avaient bombardé mon village, les agents du gouvernement qui m’instrumentalisaient pour leur propagande.

Le pardon, je n’étais pas prête. Et puis, avec le temps, j’ai fini par comprendre qu’on ne peut pas y arriver seul. Dieu doit nous aider, nous donner la force. D’ailleurs, je dis souvent à Dieu : « Fais ta part, je fais la mienne. » Fifty-fifty ! (Rires.)

Vous disiez tout à l’heure ne plus avoir peur de vous-même. C’est-à-dire ?
Je n’ai plus peur de mon apparence, mais ça m’a pris des années. Avant, je me couvrais systématiquement les bras et les épaules pour cacher mes cicatrices.

Et puis, un jour, j’ai eu un déclic, lors d’une commémoration à laquelle la reine d’Angleterre m’avait conviée. Pour l’occasion, je m’étais pomponnée, j’avais mis un très joli corsage rehaussé de perles. Le jour J, la reine vient me saluer, me regarde de la tête aux pieds et me dit : « La petite fille de la photo, c’est vous ?

Vraiment ? C’est vraiment vous, je n’arrive pas y croire. » Elle ne doutait pas réellement bien sûr, c’était une manière de dire que j’avais bien changé. Il n’empêche, j’étais à deux doigts de relever la manche pour lui montrer mes brûlures, chose tout à fait impensable au vu du protocole !

Mais cet épisode m’a marquée, je me suis dit : « Ces cicatrices, c’est moi, pourquoi les cacher ? » Depuis, je n’hésite plus à porter des manches courtes quand j’en ai envie. Je me fiche pas mal de ce que les gens pensent. J’ai appris à me détacher de tout cela.

Vous disiez, au début de notre conversation, avoir cru, un temps, ne pas pouvoir trouver l’amour ni fonder une famille. À tort ?
Je me trompais, oui. Mais c’est vrai que, jeune, je me comparais en permanence aux autres filles et, avec ma peau de buffle, je pensais que personne ne voudrait de moi. J’ai finalement trouvé l’amour. Voilà un peu plus de trente ans que Toan partage ma vie. Il m’a acceptée telle que je suis, inconditionnellement.

Quant à la maternité, les médecins m’avaient répété toute ma jeunesse que mon corps avait trop souffert pour enfanter, qu’il avait été mis à trop rude épreuve pour résister à un accouchement. Et ils se trompaient. Nous avons eu deux garçons, Thomas et Stephen, et trois petits-enfants !

En 1986, vous demandez au pouvoir vietnamien l’autorisation d’émigrer à l’étranger pour renouer avec l’anonymat. Vous avez alors la permission de vous installer à Cuba, un « régime ami ». Mais le contrôle politique en vigueur sous Fidel Castro vous pèse et vous choisissez de fuir. Comment ?
 

J’en rêvais depuis plusieurs années mais sans jamais pouvoir le concrétiser. Sur l’île, les faits et gestes de chacun étaient très contrôlés. En 1992, je me marie avec Toan – qui vivait à Cuba également – et nous obtenons, non sans difficulté, le droit de partir en voyage de noces. Seule destination permise : Moscou.

Va pour Moscou. Sur le trajet du retour vers La Havane, l’avion fait escale au Canada pour se ravitailler en carburant. Et là, je me dis : c’est maintenant ou jamais.

Je le dis à Toan, je vois bien qu’il trouve cela complètement fou. Je ne sais pas ce qui l’a poussé à dire oui – l’amour ou la folie pure – mais il a accepté ! (Rires.) L’avion atterrit, on n’a que quelques minutes devant nous.

Je revois encore parfaitement l’aérogare, et ce couloir au bout duquel on peut déposer une demande d’asile. La liberté était là, à portée de main. C’était si simple et en même temps…

Et en même temps  ?
On arrivait là sans rien ! On ne connaissait personne au Canada, on n’avait pas de travail, pas d’argent, rien. On n’avait même pas d’affaires, elles étaient dans la soute de l’avion !

L’intégration fut-elle difficile ?
Les débuts ont été durs, oui. Nous étions si seuls. On n’avait pas de logement fixe. Au début, on allait à la mission chrétienne, qui servait des repas aux personnes démunies. Et puis mes cicatrices me torturaient, je n’avais absolument pas anticipé les températures canadiennes.

Une fois émigrée, vous auriez pu mener une vie ordinaire. Pourquoi avoir choisi de vous engager, de témoigner, de militer et de créer une ONG en faveur de la paix ?
Je ne l’avais absolument pas prévu. Il s’est passé la chose suivante : en 1995, alors que je me promène dans une rue de Toronto avec une amie, un journaliste me prend en photo et, le lendemain, le cliché fait la une du Toronto Sun qui explique que la « petite fille de la photo », comme on m’appelle souvent, vit désormais au Canada. Je suis alors assaillie de messages, tous bouleversants. Autour de moi, tout le monde me dit : « C’est toi, la fillette brûlée au napalm ? Non ! »

J’ai eu un déclic quelques jours plus tard. Je me revois encore, dans le salon, j’avais mon aîné dans les bras, je regardais cette une du Toronto Sun et je me suis dit : il est hors de question que mon fils souffre comme j’ai souffert, c’est juste impossible.

Et, plus largement, il est inacceptable que d’autres enfants paient, comme moi, le prix de la guerre. Ensuite, tout a été très vite. Je me suis engagée, de façon très simple au départ, en témoignant tout simplement.

En expliquant l’abomination de la guerre, en prônant la paix. Mais aussi le pardon et l’espoir. Il faut s’accrocher à l’espoir, toujours.

Est-ce à partir de là que vous faites la paix, comme vous le dites, avec cette fameuse photo de 1972  ?
En quelque sorte, oui. En tout cas, à ce moment-là, je me dis que ce cliché me poursuit quoi que je fasse et où que je sois… et que cela ne sert à rien de lutter contre ce fait. Il faut plutôt en faire quelque chose.

En 1996, lors d’une commémoration liée au Vietnam, vous rencontrez le capitaine responsable des bombardements sur votre village. Que vous êtes-vous dit  ?
(Silence.) Il répétait en boucle : « Je suis tellement désolé. Tellement désolé. Tellement désolé… » Il pleurait comme un enfant. Il m’a demandé si je lui pardonnais, et je lui ai répondu que oui.

Durant toutes ces années, j’avais travaillé tous les jours sur le pardon et, à ce moment-là, j’étais prête. Je crois même pouvoir dire que j’étais reconnaissante de pouvoir accorder mon pardon à cet homme.

Après cette rencontre, vous avez décidé de fonder The Kim Fondation International. Quelle est sa vocation ?
C’est une ONG engagée auprès des enfants blessés ou gravement handicapés du fait de la guerre. Nous levons des fonds en partenariat avec d’autres organisations pour ouvrir des dispensaires, des écoles, des bibliothèques. L’idée est de réparer, dans la mesure de nos moyens, évidemment, l’impact de la guerre sur tous ces enfants.

Vous êtes aujourd’hui ambassadrice de bonne volonté de l’Unesco. Quel message portez-vous ?
Je tente, sur la base de mon expérience, de rappeler l’abomination de la guerre. Vous savez, on tient trop souvent la paix pour acquise. Non. Elle n’arrive pas par accident, comme ça (Elle claque des doigts.). La paix, il faut y travailler sans cesse, sans cesse, sans cesse. Regardez ce qui se passe en Ukraine. Qui l’aurait imaginé il y a encore quelques mois ?

Certains médias renoncent à publier certaines photos « chocs ». Par éthique, souvent. Qu’en pensez-vous ?
Je peux comprendre qu’on s’interroge, mais je crois qu’il faut publier. Il faut montrer le pire pour pouvoir le combattre. Certaines photos valent plus que tous les discours. Une photo, c’est sans concession. Je sais, pour revenir à la photo de moi prise par Nick Ut, ce 8 juin 1972, qu’elle a aidé les États-Unis à regarder en face ce qu’ils faisaient au Vietnam. Et a sans doute accéléré le retrait des troupes américaines ensuite.

Quels sont vos rapports, justement, avec ce photographe ? Lui en avez-vous voulu d’avoir pris ce cliché ?
Non, jamais. D’abord parce qu’il prenait lui-même d’énormes risques en couvrant la guerre au plus près du terrain : il aurait très bien pu, ce jour-là, être lui aussi grièvement brûlé au napalm. Pour moi, c’est un héros du journalisme.

D’ailleurs, il a obtenu un an plus tard le prix Pulitzer pour cette photo et c’était totalement mérité. Ce jour-là, il m’a littéralement sauvé la vie. Car après m’avoir pris en photo, il m’a enroulée dans un drap et m’a emmenée à l’hôpital le plus proche.

Je lui dois d’être encore en vie aujourd’hui. Nous ne nous sommes jamais perdus de vue d’ailleurs ; on se revoit régulièrement. C’est devenu un ami, quasiment quelqu’un de la famille. D’ailleurs, je le surnomme « Oncle Ut » ! (Rires.)

On ne s’attend pas à ce que vous riiez autant, Kim, après un parcours de vie aussi douloureux. D’où cela vous vient-il ?
Peut-être que quand on a, comme moi, enduré de grandes épreuves – la terreur de la guerre, l’exil et la pauvreté, des douleurs continues – on relativise beaucoup de choses. Et on apprécie la vie à son juste prix.

Pourquoi elle ?
Certaines photos sont entrées dans l’histoire. Celle montrant Kim Phuc fuyant son village après un bombardement au napalm, en 1972, assurément. Pour beaucoup, c’est même « le » cliché de la guerre du Vietnam ; celui, en tout cas, qui jouera un rôle clé dans la campagne médiatique en faveur du retrait américain.

Mais que sait-on de l’héroïne (bien malgré elle) de cette photo ? Quelle a été sa vie d’après ? Comment s’est-elle réinventée ? Autant de questions qu’on a voulu poser à celle qui se qualifie aujourd’hui de « survivante ».

Mais Kim Phuc ne se résume pas à son statut de victime. En témoigne son cran, hors du commun, à plusieurs moments clés de sa vie. Elle est aussi plus banale que la figure iconique qu’on s’imagine : c’est une grand-mère qui, après quelques minutes d’entretien, insiste pour vous montrer les photos de ses petits-enfants (« Ils sont beaux, hein ? »). Plus surprenant peut-être encore, elle est gaie, joviale, rieuse. Preuve qu’on peut braver le tragique et choisir qui l’on veut être.

Marie Boëton

S'abonner au Blog Seraphim

Cliquer ICI

Partager cet article
Repost0

commentaires