Je terminerai mon cours aujourd’hui en prolongeant encore une fois ma pensée sur la Trinité.
Je désire ainsi reprendre la quête de l’hypostase non pas dans la vision d’en haut mais dans la vision d’en bas, dans l’anthropologie.
Et je soulignerai une évidence : lorsqu’il s’essaye à discerner la Tri-unité, le monde accède beaucoup plus facilement à la notion et à la réalité d’unité qu a celle de l’hypostase (ou des Trois Hypostases).
Dieu-Un est plus proche de notre pensée, de notre contemplation, et de notre expérience que l’hypostase (ou les Hypostases).
Je me suis essayé précédemment à discerner l’hypostase dans l’être humain en la distinguant de la nature humaine.
Mais il me faut pousser plus loin et dire que l’hypostase seule est un non sens, posant, provisoirement, avec les scolastiques. que l’hypostase apparaît lorsqu'il y a relation avec une autre hypostase.
J’avais déjà indique ceci mais je veux le souligner d’une autre manière: la personne se montre quand il y a relation avec une autre personne.
Ceci correspond à un phénomène étrange.
Considérons en effet un être humain et regardons son destin.
Ce destin, cette courbe d’une vie, sont personnels en tant qu’on n’assimile pas cet individu à un “type” - à la manière dont la littérature du siècle forgeait des types collectifs d’épiciers, de notaires, de femmes de province...
Dès que l’on considère la vie personnelle de chaque être humain - cette vie bizarre avec ses mélanges de succès, de malheurs, de rencontres - dès que l’on considère la courbe d’une existence de 25,70 ou 85 ans, dès que l’on étudie ces vies en les contemplant rétrospectivement, et surtout en regard de la vocation humaine, de cette exigence intérieure - dont la jeunesse, qui veut réaliser “quelque chose”, a le sens aigu - la première impression qui s’en dégage alors est l’absurdité !
On se demande pourquoi ces êtres ont vécu, même s’ils ont réussi de manière spectaculaire, comme Napoléon par exemple.
On sait que ce dernier gagna des batailles, qu’il a laissé une législation (dont la valeur n’est d’ailleurs pas si grande qu’on le pense) et que son empire fut immédiatement détruit puis suivi d’une nouvelle révolution avant l’édification d’un deuxième empire moins glorieux que le premier.
Voyez : même ces personnalités, prodigues de tant d’efforts et de génie avec, pour Napoléon, une mort banale dans une île, avec, également, tout leur romantisme et leur pathétique, démontrent qu’l manque “quelque chose” !
Qui ne connaît encore le cas de ces êtres aimés et soudain diminués, progressivement “gâteux”, morts un jour et enterrés, dont on ne sait plus rien, même si on leur demeure attaché ? Considérez une destinée et suivez-la jusqu’au bout ; si votre regard est sincère et lucide, l’absurdité en est flagrante, même s’il s’agit de la destinée des Saints !
Contemplez, par exemple, la tragédie de saint Basile le Grand. La lutte est à l’intérieur de l’Eglise, on y discute puis il y apporte la paix ; et on retombe ensuite dans les mêmes défauts que ceux auxquels il s’est opposé.
On est saisi de stupeur devant la destinée de chaque individu et on ne comprend pas.
Revenons aux célébrités : on leur érige des statues, on donne leur nom aux rues - Emile Zola, Victor Hugo, peu importe - mais vaut-il la peine de vivre pour avoir une rue à son nom ?
Car même si l’on écrit sur vous des biographies et des études, même si vous êtes canonisés après avoir souffert et même si l’on vous peint, sublime, en icône devant laquelle les personnes prient, même alors des difficultés et des persécutions identiques à celles qui vous ont été infligées se produiront.
Comme le dit l’Écriture : Vous honorez les tombeaux des prophètes mais si les prophètes étaient parmi vous, vous agiriez aussi mal avec eux.
Vous voici donc canonisé mais trahi.
Et je parle de ce qu’il y a de mieux, d’un saint qui est plus qu’un héros ou qu’un génie ; mais j’aurais pu parler d’un écrivain dont les livres sont commentés par un professeur médiocre : encore une trahison !
Voyez combien la destinée, prise individuellement, a quelque chose d’impardonnablement incompréhensible et tragique.
Comprenez-moi, lorsque le Christ est venu disant “J’ai sauvé le monde”, je peux comprendre et, à travers Lui, regarder le destin de l’univers.
Il y a en effet la Création, la chute d’Adam, l’aventure de l’homme ; puis vient le deuxième Adam qui nous sauve ; enfin, après de longues années d’efforts, viendront le ciel nouveau et la terre nouvelle.
Nous allons vers l’épanouissement du monde, vers le salut et l’eschatologie.
On découvre donc, ici, le commencement, le milieu et la fin. Les contes aussi ont un sens ; nous y voyons, par exemple, un prince partant sauver une jeune fille qu’il aime.
Il lutte contre les dragons, il combat l’incompréhension, il triomphe et tout s’achève en un grand mariage ; tout le monde est heureux et ils auront certainement beaucoup d’enfants.
Mais dans la vie, hélas, la difficulté et la stupidité commencent avec beaucoup d’enfants, et tout finit pas une mort quelconque.
La vie avec son cortège d’années, et même la vie future, ne justifient pas l’étrangeté de notre existence individuelle.
Oui, quelques joies fleurissent, des attachements naissent...
Mais il y a autre chose encore : toute vie comporte une justification absolue dans son unicité, et tout aussi énigmatique.
Admettons, en effet, que nous placions dans une corbeille les vies les plus médiocres qui se puissent trouver, les biographies des êtres les plus inutiles, inconnus, quelconques, ratés - et ne disons pas même “ratés”, car un raté dégage un certain intérêt - mais insipides.
Il existe des multitudes de ces cas, tel, par exemple, celui d’une pauvre femme qui a tra¬vaillé sans cesse ; elle désirait se marier mais elle n’a pas trouvé d’époux ou bien, si elle l’a rencontré, elle a été abandonnée par lui ; alors elle s’est mise à la couture, ses yeux ont faibli, elle a dû loger dans une chambre de bonne à Paris où quelques personnes lui donnent un coup de main ; et la voici qui meurt !
On se demande vraiment où est la valeur de la personne humaine et si l’on peut sacrifier ces milliers, ou milliards d’êtres dont on ne voit pas pourquoi ils ont vécu.
Prenons donc ces vies en considération, non en elles-mêmes mais en rapport les unes avec les autres ; considérons-les dans leurs rapports mystérieux.
Nous découvrons soudain qu’un être a vécu pour dire un mot à un autre, que ce mot en engendra un autre et ce dernier un troisième.
Apparaît alors un phénomène étrange qui n’est pas le destin, ni la relation de cause à effet, ni le hasard, bien que comportant un aspect de hasard, et ce phénomène est la rencontre des “toi” avec les “moi’.
Illustrons cette pensée.
Nous aimons Michel, mais pourquoi Michel est-il parmi nous ?
Par suite d’une quantité de hasards et de rencontres : parce qu’un pèlerin russe, perdu dans la Russie du 19eme siècle, pratiquait la prière perpétuelle.
Quelqu’un rencontra ce pèlerin par hasard - non, le terme est faux, il n’y a pas de hasard - et prit des notes ; quelqu’un d’autre s’intéressa à ces notes et les publia en 1907.
Grâce à ce faux “hasard” une autre personne encore reprit ces notes, les traduisit en allemand puis en français.
Tout ceci n’a encore rien a faire avec Michel.
Mais voici que l’Europe, fatiguée du libéralisme et de l’individualisme, commence à s’intéresser aux idées hindoues et à la Tradition; alors, quelque part, dans le Quartier Latin, une boutique, une librairie a tendance traditionnelle est ouverte.
Comme le récit du Pèlerin russe exhale, semble-t-il, l’arôme d’un mantra hindou, ce livre obtient un certain sucés et même un grand succès parmi les hindouisants, et cette librairie en possède quelques exemplaires.
Il existe simultanément un homme charmant, profondément juif.
Comme beaucoup de ces âmes juives qui veulent être réalistes et qui perdent en même temps le sens du concret - ni ghetto, ni christianisme - cet homme est épris, avec toute l’ampleur de la bonté du Deutéronome, d’une spiritualité plus orientale que chrétienne et il recherche une littérature correspondante.
Rencontrant un ami, celui-ci lui dit : “N’avez-vous pas lu le Pèlerin russe ?
- Ah, non ! - Vous le trouverez dans le magasin où l’on vend des livres traditionnels”. Il y court. Plus de livre.
En réalité, ce livre était glissé sous un autre et il ne le trouva point. Le libraire l’avise : “Allez à l’église Saint-Irénée, je crois qu’il y en a un stock”.
Notre “charmant profondément juif" vient, trouve le livre, ou ne le trouve pas - je ne sais - mais parle avec un prêtre présent et toujours par ce hasard, qui n'est pas hasard mais “relation ou rapport”, il assiste à la liturgie. Il ne devient nullement chrétien et ne se convertit pas mais - voici l’intéressant - il rencontre, le lendemain, son ami Spiro.
Un autre rapport surgit. Spiro est un chanteur grec auquel une maladie de cœur a ôté la possibilité de continuer le chant.
Comme il se sent devenir incapable, il cherche Dieu et il fréquente divers milieux, tels ceux de la franc- maçonnerie et de la magie ; mais cela ne le conduit pas à Dieu !
Il veut alors revenir à la spiritualité orthodoxe mais il est devenu trop français pour appartenir à l’église grecque.
Et voici que ce juif franc-maçon qui s’intéresse aux livres hindouisants dirige Spiro dans l’église Saint-Irénée où il retrouve l’Orthodoxie... Spiro connaît Michel !
Michel, à son tour, connaît Un tel ; et les portes de l’Église s’ouvrent à nombre de personnes dont le rôle sera efficace.
Je citerai un deuxième exemple.
Jean-Paul S. fut pendant plusieurs années le président laïc de notre paroisse de Lyon.
Comment cela advint-il?
Je me trouve à Grasse et la grève des transports éclate. La grève m’immobilise dans cette ville où je ne devais demeurer que quelques jours chez un camarade de captivité.
Ce contre-temps m’impose du temps libre. Je vais donc voir une exposition et parce que je suis allé voir cette exposition je rencontre des amis russes.
Ils m’invitent à Lyon et me mettent en rapport avec Jean-Paul S... Notre paroisse lyonnaise est semée.
Un jour j’eus une vision.
Je regardais une femme dépourvue de tout intérêt. Je priai longuement, demandant pourquoi elle existait.
Je reçus cette admirable réponse : son rôle est immense.
A l’âge de dix-sept ans, elle fit un aimable sourire à un homme qui en fut transformé et engendra ensuite de très nombreuses personnes à la vie intérieure.
Nous sommes en rapport perpétuel les uns avec les autres ; et les vies plus ou moins ratées, comme les vies plus ou moins réussies, sont animées de rencontres inattendues : un geste, une parole, une action, un oubli, un souvenir, s’enchaînent en rapport avec d’autres et, soudain, ils procurent un sens à ce qui n’en avait pas.
Je dirai : “Toi, Gilles, qui t’engendra comme prêtre ?
Et toi, Jean-Pierre, comme diacre ?”
Le livre du Pèlerin, le charmant profondément juif et Spiro, le comptable, disciple de la prière perpétuelle : vos biographies sont formées d’une quantité d’évènements.
A contempler ces rencontres, ces rapports entre humains, vous direz qu’ils sont complexes.
Oui, mais tout y prend un sens, un sens universel et, en réalité, la personne (ou hypostase) y apparaît devant le regard au sein de toute l’humanité.
Chacun, dans ses gestes, dans ses attitudes, dans ses “oui” ou ses “non” contribue à ce choc des rapports.
Cet apport ne vient aucunement du génie ou de la sainteté n’étant pas lié aux qualités personnelles.
Un postier, parfois, sans intention ou idée en tête, peut égarer une lettre et ainsi commence une nouvelle chaîne de relations.
Vous me répondrez : “Mais tous ces évènements, ce sont les ficelles de la Providence, ce sont des choses qui nous échappent”.
Non, mes amis.
Ce que j’ai tâché de vous expliquer est demi-conscient chez l’homme, et nous paraît être hasard ou Providence.
Mais plus l’homme avance spirituellement, plus les rapports avec ce qu’il rencontre deviennent conscients, attentifs, réels et uniques.
Pourquoi un saint est-il caractérisé par une certaine différence qui le rend supérieur aux autres ?
Parce que lorsque vous êtes en rapport avec lui, vous sentez et comprenez que ses paroles ne sont pas dites au hasard mais consciemment.
Nous-mêmes devons réviser notre existence et reconnaître que nous avons une multitude de pères - nous avons, certes, un seul Père céleste - une multitude de frères formés de tous ceux, connus et inconnus, qui nous ont engendrés à ce que nous sommes.
Nous avons de même une multitude de fils, parce que nous- mêmes avons pu provoquer un choc chez quelqu’un qui, lui-même, rencontra un troisième, un quatrième, un cinquième, etc...
Nous sommes engendrés par une quantité d’événements. Arrêtons sur une image, par exemple, le film dans lequel nous jouons : panne de mécanisme !
Restons chacun dans la position que nous avions au moment de la panne. Le temps est suspendu !
Chacun de nous représente ce qu’il est alors, non seulement par son monde personnel mais par toutes les facettes des rencontres de sa vie, rencontres de la grâce, rencontres humaines, rencontres des livres ; et ceci sans compter par surcroît avec l’hérédité, l’origine, les influences multiples.
Nous sommes le produit de milliards de personnes, et chacune joue dans sont état actuel un rôle absolument unique.
Et, si nous commençons à évaluer le poids de ces rencontres, nul n’aura le droit de dire qu’une lettre perdue est plus ou moins importante en soi que la lecture d’un Père de l’Église. Tel est le mystère !
Nous nous plaçons ici vis-a-vis de ceux qui nous engendrent car nous ne sommes pas engendrés une seule fois mais nous le sommes sans cesse.
Moi-même, je vous engendre par une certaine influence ou réaction. Il y a donc une paternité mais de nombreux pères.
Une seule paternité vous engendre mais vos pères peuvent être votre enfant, votre maître, etc... Et, simultanément, nous aussi nous engendrons.
Il faudrait parler maintenant de la responsabilité et de la nécessité d’être prudent, car un mot peut être le germe de catastrophes ou bien le germe du salut pour des multitudes.
Un mot imprudent, un petit mot indifférent, peut engendrer des tragédies. Je ne veux être ni négatif, ni positif, mais insister sur ce fait.
Nous sommes fait des producteurs, des engendreurs, des pères, des mères et, en même temps, nous sommes des fils de ces paternités.
Il y a un psaume qui dit, pas exactement dans le même sens, mais parallèlement : “Tes chemins sont connus dans leurs rencontres”.
Une pièce de théâtre habilement montée contient différents jeux, différentes scènes, qui semblent n’avoir aucun lien entre eux, et puis, soudain, tout se rencontre.
C’est ainsi dans la vie !
Soyez attentifs ; nombre d’événements vous paraissent n’avoir aucune liaison entre eux, mais prenez du recul ou avancez-vous, et vous discernerez le pourquoi.
C’est “la” ou “les” rencontres dans l’humanité.
Ici, voyez-vous, nous dépistons qu’il n’y a pas seulement le travail en commun, mais des relations mystérieuses entre nous tous.
Et lorsque nous avons saisi cette réalité, nous comprenons alors dans un éclair que ces vies d’apparence stupide ne le sont point, non plus d’ailleurs que les jours ou périodes de notre vie qui semblent ne pas avoir de sens.
Certes, ces existences sont vides du point de vue concret.
L’homme a parfois des périodes creuses, où même la prière a disparu, où l’inspiration du créateur, du peintre, de l’écrivain, s’est évanouie, où la joie n’est plus vivante.
Mais considérons les rapports : ils ne peuvent disparaître ; qu’ils soient presque invisibles ou impétueux, ce sont eux qui tissent nos vies et dirigent nos hypostases vers la Trinité.
Evêque Jean de Saint-Denis
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