Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
23 juin 2024 7 23 /06 /juin /2024 19:30

Extrait du livre : Dans l'ombre de Byzance, sur les traces des chrétiens d'Orient de William Dalrymple aux  Editions Noir sur Blanc

Si je m'intéressais autant aux icônes de saint Antoine, c’était que par la suite, durant la période obscure du haut Moyen Âge, le personnage deviendrait un sujet de prédilection pour les artistes pietés de mon Écosse natale comme pour leurs équivalents irlandais.

Les moines celtes avaient pris Antoine pour modèle idéal, et voici, selon l' antiphonaire du VIIe siècle appartenant au monastère irlandais de Bangor, ce qui faisait leur plus grande fierté :
 

Cette demeure pleine de délices

Est bâtie sur le roc et la vigne

Qui jadis vinrent d’Égypte.
 

Les origines égyptiennes de l’Église celte furent d’ailleurs attestées à l’époque : dans une lettre à Charlemagne, Alcuin, moine érudit anglais, dit que les chrétiens celtiques, ou Culdéens, sont les pueri egyptiaci - les enfants des Égyptiens.

Quant à savoir si cela impliquait un contact direct entre l’Égypte copte d’un côté et, de l’autre, l’Irlande et l’Écosse celtiques, c’était affaire de spécialistes. Si l’on se fondait sur le bon sens, il était permis d’en douter ; toutefois, pour un nombre croissant d’historiens, c’est exactement ce qu’avait voulu dire Alcuin.

En effet, on notait entre les deux Églises, celtique et copte, une multitude de ressemblances qui ne pouvaient s’expliquer autrement et ne se retrouvaient dans aucune autre Église occidentale.

Au sein de l’une comme de l’autre les évêques portaient la couronne en lieu et place de la mitre, et s’étaient munis d’une croix en tau plutôt que d’une crosse.

La clochette jouait un rôle prépondérant dans le rituel, à tel point que sur les sculptures paléochrétiennes irlandaises, c’était elle qui distinguait les membres du clergé, qui en tenaient une à la main.

Elle remplissait la même fonction sur les stèles coptes, alors que les cloches étaient pratiquement inconnues, sous quelque forme que ce soit, dans les grandes églises grecques ou latines, et ce jusqu’au Xe siècle au moins.

Plus étrange encore, on avait récemment démontre que la croix-roue, symbole le plus répandu du christianisme celte, était une invention copte, car elle figurait sur un drap mortuaire copte du Ve siècle, c’est-à-dire trois cents ans avant que le motif ne fasse son apparition en Écosse et en Irlande.

 

Tissu funéraire copte, du cinquième au septième siècle. 138,4 x 68,9 cm. Le tissu de lin et de laine est brodé d'une croix annulaire développée, un motif qui est devenu courant sur les dalles de croix irlandaises et les croix hautes aux huitième et neuvième siècles. La tige verticale se termine par un languette qui repose dans une rainure de la base, un joint caractéristique de l'architecture en bois
mais qui n'est pas utilisé dans la construction en pierre.
Photographie reproduite avec l'aimable autorisation du Minneapolis Institute of Arts.

Bref, de plus en plus d’éléments tendaient à prouver qu’un contact avait pu avoir lieu entre le christianisme méditerranéen et celui des confins celtes.

On avait retrouvé des poteries égyptiennes (ayant contenu du vin ou de l’huile d’olive) sur le site du château de Tintagel, en Cornouailles - où, selon la légende, le roi Arthur avait vu le jour.

La litanie des saints irlandaise se souvenait des « sept moines d’Égypte [qui vécurent] à Disert Uilaig », sur la côte ouest de l’Irlande.

Mais le récit le plus détaillé de cette rencontre entre les deux mondes, nous le tenions de Sophronius lui-même.

Dans sa Vie de saint Jean l’Aumônier (le très-saint patriarche d’Alexandrie avec qui Moschos et lui s’étaient enfuis en 614),Sophronius relatait le voyage entrepris par un jeune aristocrate alexandrin ruiné à qui il avait prêté de l’argent.

Ce dernier débarqua involontairement en Grande-Bretagne, plus précisément en Cornouailles, selon toute probabilité.

Nous fîmes voile vingt jours et vingt nuits [raconta l’homme à son retour], et, surpris par un grand vent, ne pûmes déterminer notre direction ni à l’aide des étoiles, ni par rapport à la côte.

Tout ce que nous savions, c’était que le patriarche [Jean l’Aumônier] était apparu au timonier et, tenant le gouvernail, lui avait dit : « N’aie crainte ! Ta route est bonne. »

Sur ce, au bout du vingtième jour nous aperçûmes les îles de Bretagne, et quand nous eûmes touché terre, nous apprîmes que la famine y faisait rage.

Aussi, quand nous révélâmes à l’édile de la ville que nous avions une soute pleine de blé, il déclara : « Dieu vous a fait venir au bon moment. Choisissez, selon votre goût, soit un “nomisma” pour chaque boisseau, soit un chargement équivalent en étain. »

Nous fîmes moitié-moitié et reprîmes la mer d’un cœur léger pour regagner Alexandrie, en faisant une escale à Pentapolis [actuellement en Libye].

[...] Alors que je me tenais à l'extérieur de l'église, le Père Dioscuros s'est
approché et m'a présenté à l'Abbé. Au cours de notre conversation, j'ai mentionné par hasard que saint Antoine avait été une figure très vénérée et très sculptée dans mon pays d'origine (L'Ecosse).

Surpris, l'abbé m'a interrogé sur les images pictes de son saint
patron je lui ai décrit une très belle pierre du VIIe siècle, découverte à St. Vigeans (près de Dundee) et qui illustrait la première rencontre d’Antoine et de Paul telle que rapportée par saint Jérôme.

Les deux saints partagent un repas mais ne peuvent se mettre d accord sur la question de savoir qui doit rompre le pain, chacun s’en remettant à l’autre.

Enfin ils « conviennent que chacun saisira le pain et tirera vers soi, après quoi chacun conservera ce qui lui reste en main ».

Dans la version de cette scène, les saints figurent de profil, le bras tendu et la main refermée sur une miche.

J’ai ajouté que cette image était très différente de celles que j’avais pu voir dans son monastère, qui montraient toutes saint Antoine de face et nous regardant droit dans les yeux, à la manière byzantine classique.

 

« Vous vous trompez », m’a déclaré l’abbé avec un sourire énigmatique. « Votre image, nous l’avons aussi. Venez, je vais vous montrer. »

… Et là, sous le bras tendu du saint, on avait peint une autre scène, bien plus petite.

Deux personnages immédiatement reconnaissables - saint Antoine et saint Paul, enfin - se faisaient face dans une grotte, au pied d’une montagne couronnée par un palmier.

Chacun tenait à bout de bras une moitié d’un même pain, divisé par un trait en son centre.

Exactement la même scène que celle sculptée par mes anonymes écossais du VIIe siècle.

Mieux, elle reproduisait encore plus fidèlement l’image originelle que ma pierre.

Sur cette dernière, les deux saints étaient assis face à face, beaucoup trop près l’un de l’autre, sur des chaises à haut dossier droit. Tandis que sur celle-ci, assis chacun sur une saillie rocheuse dans la grotte de saint Paul, ils étaient presque nez à nez parce que l’espace y était très réduit.

Le côté étrange de la scène était donc dû au fait que l’artiste avait respecté cette proximité tout en supprimant le contexte de la composition originale - la grotte.

Seule explication possible à la corrélation entre ces deux œuvres - nées à une grande distance l’une de l’autre : celle que j’avais sous les yeux était une copie tardive d’un original copte antérieur de plusieurs siècles et dont une première copie avait abouti bien avant la seconde dans le Perthshire écossais, soit qu’elle y ait été vendue, soit que des pèlerins ou des moines errants coptes l’y aient apportée

======================================

ANCIENS MONUMENTS CHRÉTIENS EN ECOSSE REPRESENTANT
DES SAINTS EGYPTIENS

1. LE MONUMENT PICTE NIGG

Monument picte de Nigg, Écosse et les deux saints Antoine et Paul avec le corbeau qui apporte le pain pour leur repas et deux lions gravés sur le monument.

=========================================================

2. LA CROIX DE RUTHWELL

Détail à la base de la croix - L'ermite Paul et saint Antoine rompant le pain dans le désert, comme l'indique l'inscription latine : SANCTVS PAVLVS ET ANTONIVS DVO EREMITAE FREGERVNT PANEM IN DESERTO

La croix de Ruthwell est l'une des plus anciennes croix de prédication d'Europe.

Elle a été érigée pour la première fois sur la Solway vers la fin du VIIe siècle.

On pense qu'elle a été créée par les moines de l'Église colombienne (ou scotique), en signe de protestation contre l'Église de Rome.

L'Église romaine avait cherché à obtenir la suprématie en Angleterre en expulsant l'Église évangélique d'Iona de Northumbrie, dans le nord de l'Angleterre, une région géographiquement proche de  l'extrême sud-ouest de l'Écosse, où se trouve la croix.

La croix mesure 5,5 m de haut et est ornée de sculptures sacrées représentant des scènes du Nouveau Testament, ainsi que d'anciennes lettres runiques.

Elle a probablement été créée en 664, après le synode de Whitby.

Lors de cette réunion d'hommes d'Eglise, le presbytre Colman, évêque de Lindisfarne, s'est trouvé dans l'impossibilité de s'opposer seul aux évêques romains unis, menés par Wilfrid, tous attachés à la suprématie romaine.

Alors que Colman et ses partisans reprenaient le chemin du retour, ils élevèrent une croix de prédication à Ruthwell.

Dans un pays peu peuplé, avec peu d'édifices ecclésiastiques il faisait probablement partie d'une série d'édifices érigés dans toute l'Écosse.

Elle signifiait que la terre était consacrée que le culte de Dieu pouvait y être rendu et où les sacrements pouvaient y être administrés.

Influence présumée des illustrations d'un ouvrage de l'Eglise d'Antioche sur l'enluminure celtique

Le Diatessaron est une très ancienne harmonisation des quatre évangiles canoniques réunis en une seule vie de Jésus par le prêtre Tatien dans les premières années du IIe siècle.

Pendant environ un siècle, le Diatessaron fut le corpus scripturaire officiel de l’Eglise d’Antioche, mais à mesure que se répandaient des copies des évangiles originaux, il tomba en désuétude et finit par être considéré comme hérétique.

Il semble qu’on ait ordonné sa destruction en même temps que les autres œuvres de Tatien, et il n’en restait que de rares exemplaires dans les recoins obscurs de quelques bibliothèques retirées.

Au milieu du XVI ème siècle une copie du Diatessaron de Tatien fut remise au Pape par le Catholicos d'Arménie ; en fait, elle n’alla pas plus loin que le bureau de son secrétaire.

Quatre cents ans après, pendant l’hiver 1967, le Danois Cari Nordenfalk, historien d’art, tombe sur le manuscrit à la Biblio-thèque laurentienne de Florence. Une série d’illustrations l’arrêtent net.

Elles présentent une ressemblance étroite avec un manuscrit celte légèrement postérieur, les « Évangiles de saint Willibrord ».

Spécialiste des manuscrits celtes, il voit tout de suite qu’elles sont iconographiquement identiques à celles du premier grand évangile celte enluminé, le « Livre de Durrow ».

Dans le Livre de Durrow, chaque évangile est précédé, en pleine page, par le symbole de l’Évangéliste qui en est l’auteur (le cas échéant, et compte tenu de l’époque, un homme pour saint Matthieu, un aigle pour saint Marc, un taureau pour saint Luc et un lion pour saint Jean).

On s’accorde généralement à penser que les images ornant le Livre de Durrow, sans doute exécutées dans les dernières années du VIe siècle, sont les premières œuvres figuratives du patrimoine artistique britannique.

Même si le style du Diatessaron et des deux évangiles celtes sont très différents - ce qui ne surprend guère, puisque les deux manuscrits furent rédigés à des siècles d’intervalle -, la posture et la perspective de ces symboles sont analogues ; par ailleurs, elles sont rigoureusement uniques dans l’iconographie chrétienne.

Mieux, les deux séries d’ouvrages commencent par des enluminures en pleine page quasi identiques montrant une croix double enchâssée dans un entrelacs complexe.

Le même motif se retrouve sur une stèle à croix d’origine pieté, la « pierre de Rosemarkie » qu’on peut encore voir sur l’estuaire de Beauly, près d’Inverness.

Nordenfalk mena des recherches très poussées pendant plusieurs mois avant d’affirmer qu’il avait éclairci le mystère : comment une obscure copie de manuscrit originaire de Turquie orientale pouvait-elle présenter une telle ressemblance avec une paire d’évangiles celtes probablement enluminés sur l’île d’Iona, au large de la lointaine côte ouest d’Ecosse, quelque huit siècles plus tôt ?

Selon lui, les illustrations du Livre de Durrow se fondaient sur une ancienne version du Diatessaron ayant atterri on ne sait comment à lona au début du Moyen Âge.

Quant à l’identité du passeur - l’homme qui l’avait apporté d’Orient -, Nordenfalk tenait même un suspect.

Dans son Histoire, Bède le Vénérable rapporte qu’une nuit d’hiver, à la toute fin du VIIe siècle, une galère franque revenant de Terre sainte s’échoue au large d’Iona après qu’une tempête l’eut amené jusqu’à la côte septentrionale d’Ecosse et drossé fort heureusement sur le rivage de l’île, au pied de l’église abbatiale.

À bord, un noble Gaulois nommé Arculphe, qui dicte une description des lieux saints du Levant à Adamnan, abbé d’Iona. (Une copie du manuscrit recueillant les récits d’Arculphe, intitulé De Locis Sanctis, échouera au scriptorium de Bède à Jarrow ; il y suscitera bien des commentaires et bien des spéculations chez les religieux anglo-saxons quant à la rive orientale de la Méditerranée, de Constantinople à Alexandrie.)

« Il est tentant d’affirmer », écrit Nordenfalk, « qu’un [exemplaire du] Diatessaron se trouvait, entre autres ouvrages, dans les bagages d’Arculphe. »

Avec ses portraits réalistes, un tel manuscrit oriental aurait été une véritable révélation, pour ces moines celtes qui ne connaissaient que les volutes géométriques et les spirales de l’art pictural celte. Nordenfalk avance donc, non sans raison, que l’irruption du Diatessaron a pu fournir une étincelle décisive et amorcer le flamboiement quasi miraculeux du travail d’enluminure chez les Celtes des VIIe et VIIIe siècles, ce qui devait aboutir à ces chefs-d’œuvre que sont les Évangiles de Lindisfame et le Livre de Kells.

... Aucun doute : les miniatures et les motifs entrelacés du Diatessaron, manuscrit originellement enluminé dans un scriptorium du Tour Abdin, proviennent de la même famille de manuscrits que le Livre de Durrow et les Évangiles de saint Willibrord.

Par le fait du hasard (en voyageant dans les bagages d’un noble Franc naufragé ?), un ensemble d’images probablement né en Turquie orientale fut donc le germe des premières peintures figuratives chrétiennes conçues dans les îles britanniques.

C’est une dette culturelle considérable ; et tout ce qu’on sait, c’est qu’elle n’a jamais été remboursée.

S'abonner au Blog Seraphim

Cliquer ICI

Partager cet article
Repost0

commentaires