Comment comprendre que Paul, l'intellectuel pharisien de haut vol, ait été saisi par la destinée de l'homme de Nazareth? La réponse est à chercher dans ce fulgurant retournement qu'est la «conversion» de Paul sur le chemin de Damas. Elle est approximativement datée de l'an 32, c'est-à-dire deux ans après la mort de Jésus.
Sa conviction chrétienne, Paul ne l'a pas découverte à sa table de travail. Ni dans les profondeurs de la méditation. Au sein de sa pratique, au sein de sa militance, Paul a été arrêté par Dieu. Stoppé dans son élan. Que s'est-il passé sur ce chemin de Damas pour que Paul en ressorte abasourdi, démantelé, comme égaré ? L'homme restera toujours discret sur ce point. Ce qui est sûr, c'est qu'un jour, les bases sur lesquelles il avait bâti sa vie lui ont soudain manqué. Un passage autobiographique de la lettre aux Philippiens en conserve la trace. Paul commence par faire la liste de son impressionnant pedigree religieux: «circoncis le huitième jour, de la race d'Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu fils d'Hébreux; pour la Loi, pharisien ; pour le zèle, persécuteur de l'Eglise; pour la justice qu'on trouve dans la Loi, irréprochable» (Ph 3,5-6). On ne saurait exiger de plus forte garantie de militantisme juif! L'excellence du Tarsiote en matière de piété légale lui permettait de se dire, avec fierté, « irréprochable ».
Cet enracinement fort dans la Torah l'avait conduit, avec l'ensemble de la tradition pharisienne, à refuser tout crédit à la croyance chrétienne en un Messie crucifié. Que le Dieu tout-puissant ait quelque chose à voir avec le corps de Jésus pendu au bois ne pouvait être qu'une superstition ridicule, dangereuse et subversive. «Maudit quiconque est pendu au bois » : cette citation du Deutéronome (21,23) était rappelée comme un anathème contre ces déviants. Peut-on confondre la grandeur divine avec la fin misérable d'un Galiléen, jugé et condamné pour blasphème? C'est pourquoi, dans sa logique d'extrémiste (sa personnalité veut ça), Paul s'était mis en tête de défendre l'honneur de Dieu en punissant ceux qu'on commençait à appeler «chrétiens» (Ga 1,13).
Damas, c'est la découverte d'une faillite. Non pas l'échec d'un homme qui ne serait pas parvenu à satisfaire aux impératifs de la Torah. Au contraire : « Selon la Loi, irréprochable » répète-t-il aux Philippiens (3,6). C'est l'échec de la Loi, ou plus exactement, l'échec de la confiance en la Loi qui s'impose à Paul comme une fulgurance. Voilà où mène la Torah: à mettre le Messie en croix. Damas est ce retournement du regard de Paul sur la croix, qui le conduit à réaliser qu'au sommet de l'engagement pour Dieu, au faîte de la piété, l'homme construit une croix pour le Fils.
Ce n'est pas du judaïsme que Paul signe l'échec, comme si d'autres croyances parvenaient mieux à saisir le mystère de Dieu. Réfléchissant à cette question au début de l'épître aux Romains (1,18-3,20), Paul parvient à la conclusion que « le Juif comme le Grec » échouent dans leur tentative de connaître Dieu. C'est de toute religion que Paul signe la faillite. Non par spéculation, une fois encore, mais pour l'avoir vécu dans son propre chemin de vie. Toute religion aboutit à l'échec dès le moment où elle fait naître en l'homme l'illusion qu'il pourra construire sa propre valeur devant Dieu. Que ce soit en amadouant Dieu par l'observance de la Torah (la quête du Juif), que ce soit en approchant Dieu par la recherche de la sagesse (la quête du Grec), l'erreur est la même : d'une façon comme de l'autre, la piété devient le moyen de capter le divin pour se le rendre favorable (1 Co 1,18-25). C'est pourquoi, dira Paul aux Corinthiens, Dieu a choisi de sauver les hommes par le message insensé, dérisoire de la croix: «Les Juifs demandent des signes et les Grecs recherchent la sagesse; mais nous, nous prêchons un Messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les païens.» (1,22-23).
À l'échec de la religion qui tente de capter Dieu, Paul oppose la pure gratuité de la grâce. On ne comprend rien à la pensée de Paul si l'on ne saisit pas à quel point son image de Dieu s'est trouvée dynamitée.
Paul voyait Dieu extrêmement puissant : il l'aperçoit à l'œuvre dans la fragilité. Il le croyait tyrannique : il le découvre solidaire. Il le pensait lointain, et le voilà présent dans toute souffrance. Dieu ne se laisse découvrir qu'à ceux qui abandonnent l'imaginaire du dieu despotique et se laissent «justifier», c'est-à-dire accueillir, sur la seule base de leur confiance en Lui.
Avec Paul surgit cette découverte, immense dans l'histoire de l'humanité, de la valeur de tous et de chacun. Que tout homme reçoit de Dieu une valeur irremplaçable, nul ne l'avait affirmé si fortement. Que l'humain ait une valeur qui ne dépend ni de son âge, ni de son sexe, ni de son argent, ni de sa piété, ni de son rôle dans la société. Que tout être soit apprécié de Dieu quelles que soient sa morale ou ses (bonnes) intentions, voilà la conviction qui brûle au cœur de la théologie de Paul. Et dans les catégories pharisiennes de la rétribution, Paul dira : Dieu justifie chacun sans regarder à son observance de la Loi, Il consent à la vie de l'homme «sans les œuvres de la Loi» (Rm 3,21-28).
De cette idée s'alimentera une notion qui marquera profondément l'Occident chrétien: la notion d'individu. Sous l'influence de la pensée paulinienne, l'humanité reçoit cette idée que l'individu, sous quelque latitude qu'il vive, a la même valeur. La Révolution française ajoutera qu'il doit jouir des mêmes droits. La double culture de Saul de Tarse (gréco-romaine et juive) lui permet de fulgurantes synthèses, dont le christianisme va se nourrir poui grandir. L'échec de la religion est une première synthèse. L'approche paulinienne de la question de la liberté en est une autre. Les stoïciens (voir Épictète ou Sénèque) posaient avec insistance la question de la liberté humaine. L'homme est-il libre de ses choix? Gouverne-t-il sa vie? Au constat négatif, les stoïciens ajoutaient une réponse: la maîtrise de ses passions permet à l'humain d'approcher la liberté. Paul reprend la question, mais son constat est plus radical : non seulement l'homme n'est pas libre, mais il n'est pas en mesure de reconquérir sa liberté par un programme de maîtrise de soi. Le péché - nul dans le Nouveau Testament ne pensera le péché avec plus de profondeur que Paul - aliène l'homme et le dresse contre Dieu. La seule issue pour l'humain est d'être libéré de l'extérieur, puisque de lui-même il ne peut pas. L'épître aux Romains 8 décrit ce travail de l'Esprit dans le croyant, qui le libérant de la contrainte de construire son propre salut, l'ouvre au souci d'autrui.
Daniel Marguerat
La conversion de Paul
Paul de Tarse Hors-série Le Monde de la Bible Printemps 2008