(Un abbé interpelle sa communauté qui ne se met à écouter son sermon que quand il se met à leur raconter une histoire chevaleresque des temps légendaires du roi Arthur)
Et pourtant, la parole de Dieu vous est indigeste. Vous êtes incapables de l'écouter. Vous dormez plutôt que d'être attentifs à l'amour du Seigneur. Mais que l'on vous raconte je ne sais quelles sornettes au sujet d'un roi Arthur qui n'a jamais existé que dans l'imagination brumeuse et fiévreuse des Bretons, et soudain vous vous réveillez et vous êtes tout ouïe. Vous voulez connaître l'histoire de ces chevaliers impitoyables dans leurs combats, impudiques dans leurs amours, réprouvés de Dieu dans toute leur conduite, ignorants de sa paix et de son véritable amour. Ne voyez-vous pas de combien les exploits de Dieu, qui a créé le ciel et la terre, l'emportent sur ceux des chevaliers de la Table ronde, et d'abord par leur vérité? Est-il une seule de leurs aventures qui se puisse comparer à celle du Christ, né de la Vierge Marie, crucifié et ressuscité d'entre les morts ? L'histoire du peuple de Dieu, qui est notre histoire et dont dépendent notre vie ou notre mort éternelles, ne vous touche-t-elle pas plus que celle du roi Arthur ? Les merveilles de Bretagne ne semblent-elles pas peu de chose au regard de celles que fit pour nous le Seigneur ?
Direz-vous alors que vous les connaissez, ces merveilles du Seigneur, que vous en entendez tous les jours la lecture, le récit, le commentaire, alors que les contes de Bretagne sont nouveaux ? Ne voyez-vous pas que c'est toujours la même histoire que racontent leurs mille histoires ? Qui ne peut deviner par avance, dans tous ces romans, le mot de chaque mystère, l'issue de chaque aventure, les péripéties de chaque amour ? Mais qui peut pénétrer les mystères de la foi ? Qui peut percer les desseins de Dieu ? Qui peut savoir ce qu'il réserve à chacun de nous, comme à l'ensemble des hommes ? Qui prend la mesure des grâces dont il nous comble et de l'amour dont il nous aime ?
Pourtant, conclut l'abbé, ne vous étonnez pas et vous effrayez pas que des contes inventés et des fantôme lointains vous attirent parfois plus que le Seigneur. C'est qu'il est si réel et si proche ! Comment nous ferait-il éprouver le frisson de l'inconnu, alors qu'il vit en nous et qu'il nous est aussi familier que nous-mêmes ?
Michel Zink
Le jongleur de Notre Dâme
Contes chrétiens du Moyen Âge