Mais afin de parvenir à une compréhension encore plus claire et rigoureuse de cette délicate question de la mort, je propose de partir de saint Augustin lequel avait intensément réfléchi à la condition de l'homme face à la mort et choisi, en définitive, de différencier trois possibilités.
Considérons celles-ci sans précipitation et avec une grande attention car la dis¬tinction de ces trois possibilités, en vue de comprendre la condition soit mortelle, soit immortelle de l'être humain, s'avère en tous points essentielle.
Dans la distinction qui suit, saint Augustin ne pense pas en termes de première ou seconde mort. Oublions donc celles-ci pour l'instant. La question que se pose l'évêque de Carthage est de savoir si l'homme est ou sera obligé un jour de mourir au sens propre du mot, entendons de disparaître totalement et définitivement que cela soit au moment de la premiè¬re ou de la seconde mort.
Dans cette perspective, il fut donc conduit à distinguer trois cas qu'il désigna par les trois expressions emblématiques que voici : « Non posse non mori », puis : « Non posse mori » et enfin : « Posse mori, posse non mori ».
C'est-à-dire plus concrètement les trois cas que voilà
- Cas 1 : « Non posse non mori » ce qui signifie « Je ne peux pas ne pas mourir » et donc : « je dois mourir, je dois disparaître ».
- Cas 2 : « Non posse mori » ce qui signifie : « Je ne peux mourir » et donc en conséquence : « je suis immortel et obligé de l'être, je n'y peux rien ».
- Cas 3 : « Posse mori, posse non mori » ce qui signifie : « Je peux mourir, ou ne pas mourir », donc « je peux, si je le désire, être immortel ».
Il est absolument indispensable de distinguer très clairement ces trois conceptions de la vie regardée dans la perspective de la mort.
La première conception, soit : « Je dois mourir », nie l'immortalité. Le plus souvent, elle nie même la survie après la mort du corps. Elle affirme donc que la mort biologique fait retourner l'homme au néant d'où il vient.
La seconde conception, soit : « Je dois vivre », je suis immortel même si je dois passer par la première mort, celle du corps, cette conception affirme que l'immortalité est pour l'être humain une condition « obligée ». Elle est comme inhérente à sa nature. Cette immortalité est dite classiquement « naturelle », « essentielle », voire « substantielle ».
La troisième conception enfin, celle qui dit « J'ai le choix », cette conception dit de l'immortalité humaine qu'elle est seulement une « possibilité », une « éventualité ». Certes, une éventualité aussi cruciale et essentielle que le papillon l'est pour la chenille, ou l'arbre pour la graine, mais une éventualité seulement. L'immortalité est ici conçue comme seulement « proposée » à l'homme, et non pas « imposée ». Ce cas est celui de l'immortalité dite « optionnelle », « conditionnelle », ou « gracieuse ».
[...]
La conception de l'immortalité « naturelle », ou « obligée », celle du Cas 2 appartient au christianisme revisité par la philosophie grecque. Elle est celle du thomisme et donc du catholicisme romain. [...] Elle comprend la première mort dans son sens classique de mort biologique.
Mais on remarquera, qu'à la différence de la conception athée précédente, elle la conçoit comme partielle, relative et au plus momentanée puisque, selon elle, la mort ne tue que la chair, que le corps.
L' âme, elle, est ici conçue comme immortelle par nature, comme incurablement immortelle. De là vient que cette conception ne peut comprendre la « seconde mort » - la mort sanction, celle qui sera prononcée au Jour du Jugement dernier à l'encontre des damnés - en tant que mort vraie, totale et définitive.
Reste la dernière possibilité définie par saint Augustin, donc la conception formant le Cas 3.
Cette conception qui, je ne le cacherai pas, forme pour moi le seul cadre de réflexion valable puisqu'il n'est autre que celui proposé par l'anthropologie ternaire évangélique. Dans cette troisième conception, nous l'avons dit, l'homme n'est plus immortel par essence : sa première naissance ne le pourvoit, en effet, que d'une nature « corps et âme » et, par suite, d'une vie seulement biologique ou naturelle dont nous savons qu'elle est relative, partielle, momentanée. et donc « mortelle ».
[...]
Maintenant, de deux choses l'une.
Soit l'homme virtuel que nous sommes tous accepte, en conscience, avant sa première mort, avant la mort qui vient, [...] accepte de naître une nouvelle fois. Entendons de passer de l'état psychique « corps et âme » à l'état spirituel et achevé « corps, âme, esprit », [...] alors cet homme accomplit le dessein de son Créateur, il naît à lui-même et devient effectivement immortel, échappant ainsi à la « seconde mort ».
Soit, au contraire, nous n'accueillons pas l'Esprit, nous n'ouvrons pas la porte au fond de notre ceeur à celui que nous sommes destinés à être, nous refusons donc de naître de nouveau. Auquel cas, en choisissant de rester en notre état actuel où nous ne bénéficions que d'une vie partielle, relative et temporaire, nous nous condamnons inéluctablement à la « seconde mort » qui, elle, est une mort absolue, totale et définitive. Une mort qui - contrairement à ce que veut nous faire croire l'exégèse ordinaire - ne nous condamne pas à une éternité infernale de souffrances atroces et d'horreurs indescriptibles, mais une mort qui nous anéantira totalement et n'en sera pas moins infiniment douloureuse.
Extrait de l'article de Michel Fromaget "Les deux morts de l'Ecriture et celle du ver à soie"
in Qu'est-ce que mourir ? 3ème Millénaire N° 102
Michel Fromaget est Anthropologue et Maître de conférences à l’Université de Caen. Licencié en sociologie, couronné d’un D.E.S. en sciences économiques, docteur en psychologie (psychologie sociale), et Docteur d’Etat ès Lettres et Sciences Humaines, Michel Fromager est par ailleurs le correspondant pour la France à l’IATS (International Association of Thanatology and Suicidology).
Anthropologue, maître de conférences à l'université de Caen, Michel Fromaget est l'auteur de nombreuses études sur les représentations de la vie et de la mort et a consacré deux ouvrages majeurs à réhabiliter «l'anthropologie ternaire» traditionnelle (la triplicité corps-âme-esprit), progressivement oubliée par les simplifications successives de la pensée occidentale, notamment depuis Descartes : Introduction à l'anthropologie ternaire (Albin Michel, 1991), et L'homme tridimensionnel (Albin Michel, 1996). Il a publié aussi Le symbolisme des Quatre Vivants - Ezéchiel, Saint Jean et la tradition (éd. du Félin, 1992). Puis il a travaillé également sur les soins palliatifs : Naître et mourir : anthropologie spirituelle et accompagnement des mourants (F-X de Guibert, 2007) sur la pensée de Maurice Zundel depuis 2005, sur la notion et l'expérience de l'émerveillement depuis 2000, sur l'Enfer dans le christianisme ancien depuis 1998.
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