- Quel bonheur est-ce là, chuchota l'abbé, et comme ici aussi, derrière ces visages, rayonne le visage de Dieu!

Il m'a touché l'épaule dans un geste de prière :

- Je t'en prie, demande-leur - les derviches sont un ordre religieux - quelle est leur règle?

Le plus vieux a posé sa pipe sur son genou et répondu :

- La pauvreté, la pauvreté, ne rien avoir, que rien ne nous alourdisse, marcher vers Dieu sur un sentier fleuri; le rire, la danse, la joie, sont les trois archanges qui nous prennent par la main et nous conduisent.

- Demande-leur, me dit encore l'abbé, comment ils se préparent à se présenter devant Dieu, en jeûnant?

- Non, non, répondit un jeune derviche en riant; nous mangeons et buvons, et nous remercions Dieu d'avoir donné à l'homme le boire et le manger.

- Alors, comment? insista l'abbé.

- En dansant, répondit le vieux derviche, qui avait une longue barbe blanche.

- En dansant? dit l'abbé, pourquoi?

- Parce que la danse, répondit le vieux derviche, tue le moi; et quand le moi est tué, il n'y a plus d'obstacle à ce que l'on soit uni à Dieu.

L'œil de l'abbé s'est mis à briller : - L'ordre de saint François! cria-t-il. Il a serré la main du vieux derviche. C'est ainsi que saint François passe sur terre en dansant et monte au ciel. Que sommes-nous nous autres, disait-il, sinon les marionnettes de Dieu? Nous sommes nés pour réjouir le cœur des hommes. Tu vois encore une fois, mon jeune ami que dans tout, dans absolument tout, se retrouve le même Dieu.

(…)

Nous avions pris congé des derviches, ils nous ont acconmpagnés avec des révérences et des sourires jusqu'à la porte extérieure. Sur le seuil, l'abbé m'a dit :

Dis-leur, je t'en prie, que nous adorons tous le même Dieu. Et moi, dis-le-leur, je suis un derviche en soutane noire.

Nikos Kazantzaki

Lettre au Greco

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