Depuis des millénaires, les gens prient.
Depuis des temps lointains, les pandit (1) « en savent plus long »
Et tissent de belles théories.
ils utilisent beaucoup de mots,
ils prononcent beaucoup de noms.
Parfois, ce sont des termes vagues.
Tous signifient Puissance :
Seigneur, baghavan, créateur…
Et moi, je suis saisi de peur.
Parfois, ils utilisent des noms propres :
Visnu, Yahwé, Allah…
Et je m’égare.
Moi aussi, j’ai mon istadevata(2),
Mais je n’ose dire son nom.
Par crainte que d’autres, et moi-même, en l’entendant,
ne le prennent pour l’Absolu.
Je ne le dis que quand il peut pardonner ma hardiesse,
et ma prétention.
Peut-il se faire que la prière nous divise?
Ou que nous combattions, parce que Tu n’es pas leur Toi?
Est-il possible de ne prier que dans le silence?
Est-il interdit de jouir de la Symphonie?
Ou voulons-nous que ce soit notre Dieu qui dirige l’orchestre?
Connaissons-nous si bien notre Dieu?
Mieux vaut-il alors ne pas prier?
Je ne peux croire qu’il y ait la guerre même au ciel.
N’y a-t-il pas de paix dans le devaloka(3)?
Je comprends que nous ne « prions pas la même chose ».
Une telle « chose » n’est pas.
Ou la prière n’est-elle que nécessité psychique?
Dire que Tu as Tous-les-Noms
C’est affirmer que Tu n’as Aucun-Nom,
Que Tu es anonyme,
Que la prière ne peut avoir ni noms,
Ni concepts, ni idées.
Ma prière s’arrête – frustrée.
Ou cette halte, après tant de paroles, est-ce la vraie prière?
Ou me suis-je trompé depuis le commencement?
Et clamor meus ad te veniat(4)!
Une prière, je peux encore la réciter.
Une prière, adressée surtout à mes semblables,
C’est un gémissement de compassion,
Et un cri d’espérance :
Que paix et harmonie règnent
Parmi ceux qui prient.
La prière ne serait-elle pas révélation de notre précarité?
De notre contingence?
Notre façon de toucher l’infini, fût-ce en un seul point?
Suis-je dans l’hindouisme, ou dans le christianisme?
Ou suis-je plutôt bouddhiste?
Pourquoi ces étiquettes dans le champ de la prière?
Oui, je peux prier dans nombre de langues.
Aucune d’entre elles ne dit la même chose,
parce que la foi n’a pas d’objet.
Mais toutes disent, chantent, souffrent, jubilent…
Toutes ces prières sont à moi,
Et à mes sœurs et à mes frères.
Peut-être ne puis-je prier qu’avec leurs prières.
Et je leur en suis immensément reconnaissant.
Tiré de Raimon Panikkar, Mystique, plénitude de vie, Œuvres 1 – Mystique et spiritualité 1, Cerf, 2012.
1. Dans son sens original, un pandit est un érudit, habituellement un brahmane versé dans la langue sanskrite, qui a maîtrisé les textes védiques et les rituels hindous.
2. Un istadevata est une déité de prédilection, un support de méditation dans les pratiques tantriques du Vajrayāna.
3. Dans les religions indiennes, un devaloka est un plan d’existence où les dieux et les devas existent. Décrit comme un lieu de lumière éternelle et de bonté, il correspond au concept de cieux au sein d’autres traditions.
4. Et mon cri t’est parvenu.
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