Le chant des moines. Pour seule ponctuation. Comme seule envolée musicale et précieuse légèreté. D’un bout à l’autre : plus encore qu’une histoire qui se déroule, il nous est donné de sentir battre un chœur d’hommes. Voilà, j’ai vu le film de Xavier Beauvois.
C’est étonnant, d’ailleurs, comme après en avoir parlé dès le mois de mai et l’avoir attendu très impatiemment j’ai pu y aller avec la certitude très forte que j’allais être déçu. J’ai été comblé, et j’ai pleuré d’une émotion où se mêlaient la joie et la peine. Et quand la lumière s’est rallumée – chose que je n’avais encore jamais vécue dans un cinéma – le silence a continué de flotter sur une salle en état de grâce. Pour un peu, j’aurais fait un signe de croix au moment de sortir. Eh ! quoi ? Je n’ai pas assisté à un spectacle, j’ai prié pendant un film. Vraiment.
Qu’on vienne donc me dire que le catholicisme, que le christianisme est mièvre… Ceux qui auront vu Des hommes et des dieux ne le pourront plus. Sans compter qu’au-delà de la radicalité du don de ces hommes (difficile de mieux montrer que ne le fait le réalisateur à quel point le don d’eux-mêmes aura été lucide, gratuit et « plein »), le film parvient à toucher certaines vérités si profondes qu’on s’étonnerait presque que Xavier Beauvois ne soit pas croyant.
La prière, par exemple. A aucun moment les moines de Tibhirine ne sont présentés dans un élan mystique ou simplement « méditatif », dans la plus pure imagerie des « spiritualités » tellement à la mode aujourd’hui. Au contraire. Leur prière est rêche, pauvre, balbutiante, gémissante, froide, et pourtant d’une grâce, d’une communion, d’une chaleur inouïe dès lors qu’ils chantent ensemble les offices. Le fameux chant des moines dont je parlais tout à l’heure – quelle belle idée d’en avoir fait le seul champ mélodique ! Dans leur bouche, sous nos yeux, les cantiques ont une intensité et un poids qui leur redonne la hauteur et la profondeur que, nous catholiques, nous risquons parfois de perdre de vue. Je garde spécialement à l’oreille ces complies bouleversantes de confiance :
« Sauve-nous Seigneur quand nous veillons ; garde-nous Seigneur quand nous dormons ; et nous veillerons avec le Christ ; et nous reposerons en paix. »
Combien de fois l’ai-je chanté ? Combien de fois prié comme je l’ai fait durant cette séance ?
Un autre point saisissant, c’est le cheminement intime de chacun. Voir tour à tour, dans les yeux des moines, les doutes, les joies, les espérances, les déceptions, l’audace, la paix… et cette peur nouée au fond de leur ventre, c’est incroyablement marquant. On parle beaucoup du fameux dîner final, et c’est vrai qu’il est remarquable, notamment à cet égard : on y passe du sourire aux larmes, de l’angoisse à la paix. Dans ce sens et dans l’autre, tout se mélange. De ces itinéraires intimes, on retient spécialement celui de Frère Christophe. Et, évidemment, celui de Frère Luc, interprété par un Michael Lonsdale touché par la grâce. Est-ce sa foi qui lui a fait donner à son personnage autant de force et de légèreté, ou était-il ainsi dès le scénario ? A l’image, Frère Luc brûle la pellicule d’une incandescente sainteté, équilibre quasi-parfait entre l’émerveillement de l’enfant et la sérénité du vieillard. La scène où il explique au Frère Christian qu’il n’a pas peur de la mort parce qu’il est « un homme libre », avant d’ajouter tel un enfant qui joue : « Laissez passer l’homme libre », est magnifique de simplicité.
Paradoxalement, Lambert Wilson est moins bon alors qu’il avait le rôle a priori le plus intense à mes yeux : celui de Christian de Chergé, le prieur de Tibhirine. La faute sans doute à une interprétation pas encore assez dépouillée, notamment quand il célèbre l’eucharistie (je n’ai pas pu m’empêcher de le trouver faux) et quand il chante (trop mobile). Mais je pinaille, car il sait aussi nous révéler avec une grande sincérité les tourments et l’amour insondable de cet homme.
Je reviens enfin sur le titre. Autant le dire : je ne l’aimais pas trop. Ce que j’y pressentais de dialogue/lutte entre les religions ne me plaisait pas . Il s’avère que j’avais tort. Peut-être Xavier Beauvois avait-il réellement l’idée de suggérer une coexistence de deux dieux : celui des musulmans et celui des chrétiens. Mais l’extrait du Psaume 81 (82) qui ouvre le film vient éclairer ce titre d’une toute autre lumière :
« Vous êtes des dieux, des fils du Très-Haut, vous tous ! Pourtant, vous mourrez comme des hommes ; comme les princes, tous, vous tomberez. »
Les voilà, nos moines, si fortement configurés au Christ jusque dans leur sacrifice, non pas choisi mais consenti, devenus par le Christ des dieux, tels les enfants de Dieu que nous sommes tous. Le mystère de l’Incarnation traverse le film avec beaucoup d’intelligence et de sensibilité. Par la palme qu’ils ont obtenue, certes pas à Cannes, mais dans leur témoignage total, ils s’unissent « à la divinité de Celui qui a pris notre humanité ». Des hommes dans leur mort… des dieux dans la Vie.
Edmond Prochain