Chers Amis,
Le temps qui passe et qui me fait passer est sans doute le meilleur résumé de tout ce que l’on pourrait dire autour du lâcher-prise. L’homme sans chemin spirituel vit le temps comme un enfer, un destin fatal et tragique. C’est une morne répétition d’une mort de tous les instants, un anéantissement toujours en cours et une interminable agonie. Réduire la vie à sa surface temporelle, c’est tomber dans l’abîme du vide et les vertiges développés par les philosophes existentialistes. L’homme victime du temps n’a pas de profondeur. Son univers est démoniaque, il est mangé par l’angoisse, étranger à lui-même, parce que séparé de son intériorité, sans ancrage dans l’être ; tout le disloque en des moments fugitifs et juxtaposés, parfaitement absurdes. Il subit. Et les rares fois où il choisit, c’est pour se réfugier dans les plaisirs et le divertissement, qui eux, se révèlent bientôt tout aussi enfériques, parce que éphémères et donc mortels…
Dans ce destin qui ne cesse de frapper l’homme à mort, le lâcher-prise introduit dans sa vie une révolution copernicienne. Nous ne pouvions l’apprendre que par le Christ : en s’incarnant Il dépose l’éternité dans le temps. Jésus vit alors chaque instant comme un don du Père, dans une réceptivité intégrale et dans une attitude d’abandon total à la volonté de Dieu. Nous apprenons ainsi que le temps est habité, qu’il est donc un lieu de rendez-vous et de communion, c’est-à-dire de don et d’abandon pour nous aussi. Notre relation au temps peut être nuptiale, si tel est notre choix, et cette continuelle naissance à l’amour est inséparablement une naissance sans cesse renouvelée à nous-mêmes, au mystère de notre propre identité. Nous naissons à notre personne qui se définit toujours par le don, à la ressemblance de Dieu lui-même. Par cette attitude d’abandon, qui est à la fois mort et résurrection, le Christ inverse l’instant du vide suprême en suprême plénitude…si bien que le temps n’est pas pour la mort mais pour la Vie (Olivier Clément). L’opposition entre l’éternité et le temps est abolie définitivement. En habitant le temps, le Christ en fait un reflet de la Présence divine et nous invite, au cœur de chaque instant, à cette réciprocité amoureuse où nous partageons avec Lui la Vie qui ne meurt plus.
Le « souvenir » constant de la mort, selon les Pères, nous permet ainsi de laisser mûrir progressivement en nous sa signification profonde, ce mystère abyssal que nous venons d’évoquer. Avec ce travail sur soi, on accède à une vraie connaissance, dont finalement le beau vieillard détient seul le secret. Carl Jung, grand explorateur des labyrinthes de l’âme, rejoignait les anciens en affirmant que la vie ne se développait plus, à partir de la quarantaine, chez les personnes qui n’acceptent pas de mourir. Est de plus en plus vivant celui qui s’accepte de plus en plus mourant. Cela parce que la mort n’est pas destruction mais transformation. Il s’agit d’un processus continuel et fluide qui commence à la conception et ne se terminera pas à la fin de l’existence. Même après la mort du corps charnel ce processus se poursuivra jusqu’à notre complète déification.
Celui qui n’a pas intégré ce devenir, ce changement, au point de s’identifier à lui, d’être un avec le changement, de l’épouser dans une alliance nuptiale avec le temps, celui-là va bloquer la vie dans son essence même : ce désaccord avec la Vie joyeuse et dansante est à l’origine de nos angoisses qui se crispent alors sur le passé, momifient une certaine « jeunesse » et empêchent l’avènement du vieux sage radieux, portant déjà les fruits de nombreuses mutations et se réjouissant profondément de l’ultime surprise qui l’attend…
Selon Jung, ne pas voir dans la mort le but de la vie est la perversion de la culture humaine. On ampute la vie de sa source : la mort. Vivre la mort comme le but d’aujourd’hui, c’est se décrisper dans tout son être et lâcher-prise pour accueillir la nouveauté absolue.
La « nouveauté absolue », révolutionnaire, la voilà : aimer c’est entrer en relation avec Quelqu’un, l’amour c’est Dieu lui-même (1Jn 4,16). A partir de cette découverte et le libre choix d’en faire l’axe de sa vie, tout bascule : nous quittons un mode d’existence égocentrique et accédons à une vie qui ne rencontre plus les limites du temps, de l’espace, de la corruption et de la mort. On peut appartenir à une Eglise ou à une religion, pratiquer une spiritualité, tant qu’on n’a pas d’expérience de la vie comme relation concrète avec Dieu, on est dans des choix morts. Si l’Evangile est une « Bonne Nouvelle », c’est parce qu’il nous propose cette vie radicalement autre. La vie de Jésus avec ses disciples est une initiation quotidienne à cette extraordinaire réalité. Il veut faire d’eux des « nouvelles créatures » afin qu’ils en soient les « témoins » et apportent au monde la même joie.
Les vacances qui arrivent sont proprement le cadeau d’un temps surabondant. Le sens de son « vide » dépendra de nos choix… Peut-être sera-ce l’occasion d’en découvrir le secret, un autre style de vie, l’appel des profondeurs?
Avec toute notre affection, à bientôt !
Père Alphonse et Rachel
animateurs du centre spirituel Béthanie