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3 janvier 2013 4 03 /01 /janvier /2013 23:23

 

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Sainte, visionnaire, "hystérique et pourtant femme géniale ayant le sens pratique le plus développé" (selon Freud), Teresa de Cepeda y Ahumada, dite Thérèse d'Avila (1515-1582), s'est voulue une héroïne absolue.

Entrée à 20 ans au Carmel contre l'avis de son père, elle s'y ennuie beaucoup, doute longtemps, pour enfin connaître, à près de 40 ans, sa vocation véritable : le renouveau des valeurs monastiques, pauvreté et oraison. Elle se lance dans d'épuisants voyages à travers toute l'Espagne pour établir de nouvelles communautés, fonder des monastères.

Dans son Livre des fondations, elle raconte de véritables aventures picaresques : pérégrinations, négociations politico-religieuses, affaires immobilières, donations gagnées au chevet de riches agonisants, filles perdues et sauvées...

"Le monde est en feu", écrit-elle dans le premier chapitre de son Chemin de perfection, oeuvre dont on regrette qu'elle ne figure pas dans cette édition de "La Pléiade". Le monde, ajoutait-elle, a besoin d'amis forts ("amigos fuertes").

Elle ne manquait ni d'humour ni de culot dans ce XVIe siècle espagnol. La Réforme divise une Eglise malade. L'Inquisition fait régner un climat de peur. Thérèse doit affronter avec ruse les théologiens soupçonneux, les maladies et de nombreux tracas. Pour se justifier et tenir bon, elle prend souvent prétexte avec drôlerie de "la faiblesse des femmes" et de son peu de science. Il faut aller de l'avant : "Ire adelante." Sa devise. Avancer dans le monde tout en pénétrant jusqu'au plus profond de soi. "Ne croyons pas que nous entrerons au Ciel avant d'être entrés dans notre âme", écrit-elle.

Elle-même s'inquiète de l'intensité de ce qu'elle vit : "Je dépasse les bornes."

Son écriture voisine un état limite proche des expériences les plus contemporaines. Je pense à Henri Michaux décrivant le travail d'exorciste du poète "dans le lieu même de la souffrance et de l'idée fixe, introduisant une exaltation telle, une si magnifique violence, unies au martèlement des mots, que le mal progressivement dissous est remplacé par une boule aérienne". "Arrobamiento" ("ravissement"), écrit la Madre.

Les visions se multiplient à mesure qu'elle s'active auprès de ses soeurs. Comparée à celle de son grand ami et soutien, qui fut aussi son confesseur, Jean de la Croix (dont les poèmes accompagnent cette édition), son oeuvre est à la fois plus romanesque, plus domestique et plus expérimentale.

Semblable, selon moi, aux grands voyants, Thérèse fait de ses visions des oeuvres de guérison. Elle révolutionne non l'oraison elle-même mais sa puissance sur nos corps. "Oración y consideración" – mot que la belle traduction de cette édition traduit par "contemplation". Mais "consideración", en espagnol, a un sens plus actif, tient davantage de l'examen, de l'attention. "Il faut absolument que vous suiviez attentivement cette comparaison", demande-t-elle au moment de comparer notre âme à un château avec plusieurs demeures, faisant de notre intériorité un espace à conquérir, et de l'oraison un acte d'hospitalité envers soi.

 

On commence par les portes les plus basses. Technique poétique et visionnaire du soi. Progresser dans l'image qu'il nous est donné de considérer. C'est cela, la "consideración".

Le chemin de Thérèse est à la fois exubérant et patiemment construit comme oeuvre de l'esprit, rapporté dans une langue aussi précise que métaphorique. Les images envahissent le discours jusqu'à devenir les sujets mêmes de l'expérience. Elle revendique de "fabriquer des fictions pour donner à comprendre".

Arrivée aux cinquièmes demeures de son Château intérieur, manuel de vie spirituelle écrit en six mois pour ses soeurs, sa description de la métamorphose du ver à soie rend visible le mystère pascal dans une sorte de transe : "Qu'il meure, oui, qu'il meure ce ver, comme il le fait dès qu'il a fini de faire ce pour quoi il a été créé !" L'image rend à l'extase sa dimension charnelle, voire érotique, sans laquelle Thérèse ne conçoit pas l'expérience de Dieu. "Le corps n'y manque pas d'y participer un peu, et même beaucoup." Jusqu'à l'insupportable et délicieuse étreinte : "Seigneur, n'approchez pas de moi ; je ne saurais l'endurer !"

Celle qui, à la suite d'Augustin, a fait de la connaissance de soi le premier chemin de la connaissance de Dieu, expérimente dans l'oraison les techniques de l'amour.

Mettant en garde contre "la confusion qu'il y a à s'imaginer déjà comblée" pour accepter cet "étrange oubli de soi qui fait que l'on n'est plus ni ne voudrait être rien en rien". Un néant actif, un presque-mourir qui nous laisse libre de jouir sans comprendre de quoi ni comment, selon ses propres expressions. "Oh Jésus comme j'aurais envie d'être claire à ce sujet !", s'écrie-t-elle alors.

Ne reste que l'écriture, issue qu'elle partagea avec Jean de la Croix. Elle et lui, des écrivains par nécessité mystique pour répondre au défi lancé par saint Augustin : "Quel homme pour faire comprendre cela à un homme ?"

 

Œuvres, de Thérèse d'Avila et Jean de la Croix, multiples traducteurs de l'espagnol, édité sous la direction de Jean Canavaggio avec Claude Allaigre, Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", 1184 p., 45 € jusqu'au 28 février 2013.

Frédéric Boyer, écrivain

Thérèse d'Avila dépasse les bornes. Ses œuvres entrent dans "La Pléiade"

http://www.lemonde.fr/livres/article/2012/12/21/le-monde-des-livres-therese-d-avila-depasse-les-bornes_1808295_3260.html

Lire aussi

http://www.la-croix.com/Culture-Loisirs/Culture/Livres/L-amour-au-creuset-des-mots-_NG_-2012-10-10-862952

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