LA VIE. Vous plaidez pour l'autolimitation volontaire. En quoi consiste-t-elle ?
JEAN-CLAUDE GUILLEBAUD. J'ai eu la chance d'être l'éditeur d'un grand philo-sophe, psychanalyste, professeur à l'École des hautes études en sciences sociales, Cornélius Castoriadis. Ce spécialiste de la Grèce est le premier à avoir formulé cette notion. Pour lui, une société montre son degré de civilisation à sa capacité à s'autolimiter. Il se référait à un concept qui effrayait les Grecs : la démesure. Sur un plan individuel, elle se traduit par la cupidité ou l'incapacité à maîtriser ses passions ; sur un plan collectif, par l'attitude guerrière et le désir de conquête.
De nos jours, comment s'exprime cette démesure ?
J.-C.G. Elle s'applique dans quantité de domaines. Je songe par exemple aux tra-vaux de Dominique Méda sur « la mystique de la croissance ». Cette philosophe montre que nos sociétés cultivent une addiction à la croissance, même si elles savent pertinemment que l'on ne peut concevoir une croissance infinie dans un monde fini. Je pense aussi à ce que l'on appelle le scientisme, cette approche qui voudrait nous faire croire que la science est le seul mode d'accès au réel et que la technique pourra résoudre tous les problèmes.
Vous citez Camus : « L'homme est le seul animal capable de se dire non à lui-même. » Est-ce vraiment si humain ?
J.-C.G. Être humain n'est pas naturel. Et nous sommes tous tentés par la déme-sure. Mais l'humanité se reconstruit à chaque génération. Personnellement, je suis fondamentalement habité par l'espérance. Oui, cent fois oui, ce sera difficile, mais je crois aux forces de l'Esprit.
Dans toute ma vie de journaliste, j'ai trouvé des personnes plongées dans des catastrophes qui trouvaient suffisamment d'énergie pour être dans l'espérance et se battre. Je pense notamment à l'Ethiopie, où j'ai effectué de nombreux reportages : après des années de guerre civile, ce pays africain a su retrouver les chemins de la reconstruction de façon admirable. Si l'on regarde les mouvements de résistance qui s'organisent à travers le monde, comme celui des Indignés, tous ont aussi en commun de s'élever contre la démesure et d'incarner cette volonté de réagir.
Réagir, tout en reconnaissant sa Fragilité.
J.-C.G. L'espérance se partage, elle ne se prêche pas. Pour cela, il faut parler vrai et accepter d'avouer que l'on a eu des bles-sures, vécu des tragédies. L'écrivain suisse Alexandre Jollien, qui est handicapé, et le spécialiste de la non-violence Jacques Sémelin, devenu aveugle, m'ont aidé à découvrir que la vraie force se trouve au cœur de la fragilité. C'est ce qui m'a décidé à commencer chaque chapitre par un aveu. Visiblement, ce choix touche les lecteurs. Je n'ai jamais reçu autant de messages personnels au sujet d'un livre. Y compris de philosophes, de romanciers que je connais depuis longtemps. C'est seulement lorsque l'on accepte de partager sa fragilité que l'on peut partager son espérance.
INTERVIEW ETIENNE SÉGUiER
La Vie 6 février 2014
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