Au fond d'une forêt russe, un jour de ciel gris où la neige tourbillonne en gros flocons, un moine et un homme, assis, se font face.
À la question posée par Nicolas Motovilov : « Quel est le but de la vie chrétienne ? », le père Séraphim répond qu'il ne se réduit pas à une simple soumission à la loi morale, comme vivre selon les commandements de Dieu, aller à l'église, etc., choses certes nécessaires, ne serait-ce que pour empêcher le monde de sombrer dans l'anarchie.
Ce but a une exigence beaucoup plus profonde, qui touche à la racine de l'être et au sens de sa destinée. Il s'agit de la transformation ou transfiguration de la personne par les énergies vivifiantes de l'Esprit divin.
Le Dieu-homme en donna une éclatante manifestation à ses trois disciples sur le mont Thabor, lorsqu'il leur fut donné, par grâce, de contempler son corps embrasé par la lumière aveuglante de l'Esprit Saint.
Le commentaire de la parabole des vierges folles vient corroborer les dires du saint : elles sont toutes irréprochables sur un plan strictement moral, mais certaines ont de l'huile, pure flamme de l'Esprit Saint qui éclaire leur entrée dans la salle des noces, tandis que les autres, d'une virginité sèche par manque d'huile, sont cantonnées dans les ténèbres extérieures.
Bien d'autres enseignements sur la vie chrétienne viennent enrichir la première partie d'un entretien catéchétique qui, plus que la transmission d'un savoir, est celle d'une expérience mûrie au contact du feu divin. L'entretien va rebondir lorsque Motovilov demande sur quels critères se fonder pour avoir la certitude d'être réellement dans l'Esprit Saint.
Le visage du saint alors s'auréole de lumière, une douce tiédeur envahit le disciple, gagné tout à coup par une paix et un bonheur ineffables.
Que s'est-il passé ? En guise de réponse, saint Séraphim ne se lance pas dans des considérations théologiques ou des arguments intellectuels, mais, après avoir imploré le Seigneur, il montre très concrètement comment l'acquisition des dons de l'Esprit Saint — qui était au centre de la première partie du discours - peut opérer la transformation d'un être pécheur en un être plein de lumière, un être d'une lumière à peine soutenable, un être empli de silence, de paix, de douceur, dont le corps dégage de la chaleur malgré la neige et des parfums d'une suavité sans pareille.
Revient ici l'idée que la vie chrétienne ne se résume pas à une série de préceptes moraux, mais aboutit à une transformation ontologique de la personne, promise à une transfiguration future dont les prémices irradient sur le visage des saints peints sur les icônes, comme sur le visage de l'interlocuteur du moine Séraphim.
Cette voie d'approche du divin où la totalité de la personne, corps, âme et esprit, est sollicitée, est analogue à la voie ouverte par l'art liturgique, ou les sens psychiques, intellectuels et corporels sont également mobilisés : lumière et chaleur des cierges, odeur de l'encens, vision des icônes peintes comme des icônes vivantes que sont les fidèles, ouïe de la parole lue ou chantée et manducation de celle-ci sous les espèces du pain et du vin.
En Orient un fort accent est mis sur l'incarnation, c'est-à-dire sur la réalité du corps, dans ses multiples activités, appelé à la transfiguration, comme le corps glorieux de Notre Seigneur nous en donne un avant-goût au soir de Pâques.
Fils d'un entrepreneur qui avait commencé la construction d'une cathédrale, et d'une mère profondément croyante, le jeune Prokhor — tel était son nom de baptême — Mochnine se donne à Dieu dès sa jeunesse.
A dix-neuf ans il entre au monastère de Sarov, à trente-cinq ans il se retire dans un ermitage au fond de la forêt, où il mène une vie « angélique » : « Je ne croyais vraiment pas vivre sur la terre, tellement mon âme était remplie de joie ». A cet « homme céleste et ange terrestre », il a été donné de goûter ici-bas la joie de ceux qui ont part au Royaume, joie qui le soutient durant l'âpre combat mené contre l'angoisse de la solitude, l'emprise des tentations, l'assaut des démons dont il dira laconiquement, plus tard : « ils sont hideux ». Au sommet de cet héroïque exploit qui dure plusieurs années, il passe mille jours sur un rocher, en maintenant sans relâche la « prière du cœur», centrée sur le nom et sur la présence de Jésus.
Plusieurs années passent. Au terme de cette longue préparation intérieure, les passions humaines une fois vaincues, l'angoisse de la mort définitivement écartée, une paix céleste descend sur lui et emplit son cœur d'allégresse. Le temps est venu de rentrer au monastère où, après quelques autres années de réclusion dans une cellule, il se rend enfin disponible pour recevoir les foules de visiteurs, dont certains viennent ne fût-ce que pour entendre sa voix, et il peut avec autant de prévenance, d'amour et d'allégresse, faire face à toute situation humaine.
Un jour deux bandits, espérant trouver un trésor dans sa cabane, le battent et s'enfuient en le laissant pour mort. Il est mystérieusement guéri par une vision de la Mère de Dieu — il en aura plusieurs par la suite - qui dira de lui : « Celui-ci est de notre race » . Les bandits une fois arrêtés, il exige qu'ils ne soient pas châtiés. Ils viennent de leur propre chef lui demander pardon.
Dans la forêt, saint Séraphim s'était lié d'amitié avec toutes sortes de bêtes sauvages, en particulier un ours, qui ne lui firent jamais aucun mal. De l'homme pécheur émane une odeur de mort qui excite chez les animaux leur propre instinct de mort.
Mais celui qui par ses prières et son ascèse a dépassé par la grâce du Seigneur l'angoisse primordiale, est délivré de cette odeur de mort. Il revient alors à l'état paradisiaque, l'état « naturel » de l'homme d'avant la chute, celui d'Adam qui était lié sans confrontation aucune avec toutes les bêtes, auxquelles il devait donner un nom.
Les charismes de l'Esprit Saint furent prodigués à l'humble moine de Sarov avec munificence. Aux charismes physiques, tels que le visage lumineux, le parfum suave, la tiédeur en hiver, s'ajoutent, entre autres, ceux de guérison, de clairvoyance, de prophétie et de paix.
Lorsqu'il guérissait des malades, parfois incurables, il disait que lui n'y était pour rien, mais qu'il s'était contenté de prier, et que Dieu seul pouvait donner la santé.
Lorsque quelqu'un s'adressait à lui en confession, avant de répondre il réduisait au silence toutes ses voix intérieures et exprimait la première pensée qui lui venait, ne doutant pas qu'elle était inspirée par l'Esprit Saint. S'il attendait trop, disait-il, il risquait de faire intervenir sa propre manière de voir les choses, donc sujette à caution. Tous sont coupables pour tous. Les longs catalogues de fautes ne l'intéressaient pas, mais un profond repentir et l'humilité de la part du pénitent.
Enfin, lorsqu'il prophétisait, on le sentait mû par l'Esprit de Dieu, à l'instar des grands voyants de l'Ancien Testament. « Nous attirons contre nous le colère de Dieu », disait-il profondément angoissé. Il voyait un temps de détresse inconnue jusque là dans l'histoire de l'humanité, où les anges n'auraient pas le temps de ramasser les âmes sur terre. Et un siècle plus tard éclatait la révolution.
Avec celui de l'allégresse pascale, le grand charisme de saint Séraphim était celui de la paix, d'une paix transmise presque physiquement par l'éclat de ses yeux bleus d'une douceur infinie : «Acquiers la paix intérieure, et des foules d'hommes seront sauvées autour de toi », disait-il.
Le lendemain d'un dimanche de l'année 1833, où il avait communié, puis chanté en soirée les hymnes pascales, on le trouva mort, agenouillé devant l'icône de la Vierge, les bras croisés en état d'oraison. Un cierge, en tombant, avait enflammé un tissu dont la fumée avait alerté un moine à proximité. Lui-même avait prédit qu'il partirait sous le signe du feu, en conformité avec son nom, Séraphim, qui signifie le « flamboyant », le « jeu ardent » .
Le don ultime de l'Esprit Saint est celui de la joie pascale, c'est-à-dire de la victoire sur les puissances de découragement, d'angoisse, de mort, qui enrobent de ténèbres la vie des hommes.
La joie pascale de saint Séraphim, voilà la réponse, peut-être la seule, à la culture moderne sécularisée en quête de sens, aux philosophes de l'absurde ou du nihilisme, du mal de vivre ou du désespoir. Cette jubilation pascale éclatait lorsque saint Séraphim accueillait chaque visiteur par ces mots : « Ma joie ! Le Christ est ressuscité ! ». C'est-à-dire : en chacun réside une force de résurrection. Le reste est silence.
Michel Evdokimov
Préface de L'entretien avec Motovilov (Arfuyen)
http://www.pagesorthodoxes.net/saints/seraphim/seraphim-motovilov.htm