Mon papy disait toujours : « Quand le vin est tiré, il faut le boire. » Il en profitait, d’ailleurs, pour boire un coup, ce qui me rendait plus obscur le sens de cette expression.

J’en demandai un jour l’explication. On me répondit : « Quand il faut y aller, il faut y aller. »

Mes sourcils durent se froncer car on ajouta : « Ce qui est fait, est fait… On n’arrête pas le progrès… »

J’osai ma propre interprétation : « On ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs… »

« Ah non, me fut-il répondu, ça, c’est autre chose. »

J’interprétai ce refus comme une mesure d’hygiène alimentaire : si mon papy mangeait une omelette chaque fois que le vin était tiré ou qu’on n’arrêtait pas le progrès, ça ferait beaucoup.

Aujourd’hui, je comprends mieux la sagesse de ce proverbe. Il ne sert à rien de revenir en arrière.

Non que l’avenir soit forcément meilleur. Le vin tiré est parfois aigre.

Mais parce que la flèche du temps, si elle nous condamne à l’irréversible, ne nous rive à lui.

Ce qui a eu lieu est désormais le lieu de ce que je vais en faire.

Ce qu’on ne peut changer, on peut en faire un autre point de départ. Et quand on ne peut plus retrancher, on doit ajouter.

Cette sagesse humaine est aussi une folie divine. L’irréversible par excellence, c’est la mort.

À cause d’elle, on perd tout, définitivement. Aussi arrive-t-elle parfois au cœur de la vie, quand tout se brise alentour.

Or Dieu, qui « n’a pas fait la mort » (Sg 1, 13), ne s’est pas contenté de la défaire.

Il y a ajouté quelque chose. Pas grand-chose. Deux mots. Deux mots ont fait respirer la mort au-delà d’elle, comme un tombeau se fissure. « Dieu est mort », proclamait Nietzsche. Oui. Mais Il est mort « pour nous ».

Il a été au bout de notre mort, a bu la coupe jusqu’à la lie. Alors, celle qui est abolition de toute relation, absence radicale de liens, est devenue, pour chacun, un don et un témoignage d’amour.

Martin Steffens