Il faut absolument parler aux hommes.
[...]
Ah ! quel étrange soir ce soir, quel étrange climat. Je vois de ma chambre s’allumer les fenêtres de ces bâtisses sans visage.
J’entends les postes de radio divers débiter leur musique de mirliton à cette foule désœuvrée venue d’au-delà des mers et qui ne connaît même pas la nostalgie.
On peut confondre cette acceptation résignée avec l’esprit de sacrifice ou la grandeur morale.
Ce serait là une belle erreur. Les liens d’amour qui nouent l’homme d' aujourd’hui aux êtres comme aux choses sont si peu tendus, si peu denses que l’homme ne sent plus l’absence comme autrefois.
C’est le mot terrible de cette histoire juive : « Tu vas donc là-bas ? Comme tu seras loin ! – Loin d’où ? »
Le « où » qu’ils ont quitté n’était plus guère qu’un vaste faisceau d’habitudes.
En cette époque de divorce, on divorce avec la même facilité d’avec les choses.
Les frigidaires sont interchangeables. Et la maison aussi si elle n’est qu’un assemblage. Et la femme. Et la religion. Et le parti. On ne peut même pas être infidèle : à quoi serait-on infidèle ? Loin d’où et infidèle à quoi ?
Désert de l’homme.
Qu’ils sont donc sages et paisibles, ces hommes en groupe.
Moi, je songe aux marins bretons d’autrefois, qui débarquaient à Magellan, à la Légion étrangère, lâchés sur une ville, à ces nœuds complexes d’appétits violents et de nostalgie intolérable qu’ont toujours constitués les mâles un peu trop sévèrement parqués.
Il fallait toujours, pour les tenir, des gendarmes forts ou des principes forts ou des fois fortes.
Mais aucun de ceux-là ne manquerait de respect à une gardeuse d’oies.
L’homme d’aujourd’hui, on le fait tenir tranquille, selon le milieu, avec la belote ou avec le bridge.
Nous sommes étonnamment bien châtrés.
Ainsi sommes-nous enfin libres. On nous a coupé les bras et les jambes, puis on nous a laissés libres de marcher.
Mais je hais cette époque où l’homme devient, sous un totalitarisme universel, bétail doux, poli et tranquille.
On nous fait prendre ça pour un progrès moral !
Ce que je hais dans le marxisme, c’est le totalitarisme à quoi il conduit.
L’homme y est défini comme producteur et consommateur, le problème essentiel est celui de distribution. Ainsi dans les fermes modèles.
Ce que je hais dans le nazisme, c’est le totalitarisme à quoi il prétend par son essence même.
On fait défiler les ouvriers de la Ruhr devant un Van Gogh, un Cézanne et un chromo. Ils votent naturellement pour le chromo.
Voilà la vérité du peuple !
On boucle solidement dans un camp de concentration les candidats Cézanne, les candidats Van Gogh, tous les grands non-conformistes, et l’on alimente en chromos un bétail soumis.
Mais où vont les États-Unis et où allons-nous, nous aussi, à cette époque de fonctionnariat universel ?
L’homme robot, l’homme termite, l’homme oscillant du travail à la chaîne : système Bedeau, à la belote.
L’homme châtré de tout son pouvoir créateur et qui ne sait même plus, du fond de son village, créer une danse ni une chanson.
L’homme que l’on alimente en culture de confection, en culture standard comme on alimente les bœufs en foin. C’est cela, l’homme d’aujourd’hui.
Et moi, je pense que, il n’y a pas trois cents ans, on pouvait écrire La Princesse de Clèves ou s’enfermer dans un couvent pour la vie à cause d’un amour perdu, tant était brûlant l’amour.
Aujourd’hui, bien sûr, des gens se suicident.
Mais la souffrance de ceux-là est de l’ordre d’une rage de dents. Intolérable. Ça n’a point à faire avec l’amour.
[...] alors se posera le problème fondamental qui est celui de notre temps. Qui est celui du sens de l’homme, et il n’est point proposé de réponse et j’ai l’impression de marcher vers les temps les plus noirs du monde.
Ça m’est bien égal d’être tué en guerre. De ce que j’ai aimé, que restera-t-il ?
Autant que des êtres, je parle des coutumes, des intonations irremplaçables, d’une certaine lumière spirituelle.
Du déjeuner dans la ferme provençale sous les oliviers, mais aussi de Haendel.
Les choses, je m’en fous, qui subsisteront. Ce qui vaut, c’est certain arrangement des choses.
La civilisation est un bien invisible puisqu’elle porte non sur les choses, mais sur les invisibles liens qui les nouent l’une à l’autre, ainsi et non autrement.
Nous aurons de parfaits instruments à musique distribués en grande série, mais où sera le musicien ?
Si je suis tué en guerre, je m’en moque bien. Ou si je subis une crise de rage de ces sortes de torpilles volantes qui n’ont plus rien à voir avec le vol et font du pilote parmi ses boutons et ses cadrans une sorte de chef comptable (le vol aussi, c’est un certain ordre de liens).
Mais, si je rentre vivant de ce « job nécessaire et ingrat », il ne se posera pour moi qu’un problème : que peut-on, que faut-il dire aux hommes ?
Je sais de moins en moins pourquoi je vous raconte tout ceci. Sans doute pour le dire à quelqu’un, car ce n’est point ce que j’ai le droit de raconter. Il faut favoriser la paix des autres et ne pas embrouiller les problèmes.
Pour l’instant, il est bien que nous nous fassions chefs comptables à bord de nos avions de guerre.
Depuis le temps que j’écris, deux camarades se sont endormis devant moi dans ma chambre. Il va me falloir me coucher aussi, car je suppose que ma lumière les gêne (ça me manque bien, un coin à moi !).
Ces deux camarades, dans leur genre, sont merveilleux. C’est droit, c’est noble, c’est propre, c’est fidèle.
Et je ne sais pourquoi j’éprouve, à les regarder dormir ainsi, une sorte de pitié impuissante.
Car, s’ils ignorent leur propre inquiétude, je la sens bien. Droits, nobles, propres, fidèles, oui, mais aussi terriblement pauvres.
Ils auraient tant besoin d’un dieu.
Pardonnez-moi si cette mauvaise lampe électrique que je vais éteindre vous a aussi empêché de dormir et croyez en mon amitié.
Antoine de Saint-Exupery
Lettre écrite à La Marsa, près de Tunis, en juillet 1943.
Parue dans Le Figaro littéraire, no 103, 10 avril 1948.
Recueillie dans Un sens à la vie, Gallimard, 1956.
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