Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
1 septembre 2022 4 01 /09 /septembre /2022 19:30

Chemins des morts, chemins de la mort
Hent ar marv, hent an Ankou
Daniel Giraudon

Il ne faisait pas toujours bon, autrefois, fréquenter les vieux chemins creux de campagne. Outre leur relatif inconfort, on y faisait parfois de funestes rencontres dont celle de l'Ankou.

Daniel Giraudon a enquêté sur les croyances liées à ces inquiétants henchoù an Ankou, les chemins de la mort.

Avant de basculer dans l’au-delà, il faut tenter de se représenter ce qu’ont pu être les chemins dans les campagnes autrefois, avant le passage des bulldozers et du remembrement.

Des chemins creux, profonds, bordés de hauts talus, recouverts par l’épaisse ramure des arbres, sculptés par des générations de roues de charrettes, labourés par les sabots des chevaux, impraticables, pour ainsi dire, pendant les longs mois d’hiver, inondés, pleins de boue, forçant souvent les gens à monter sur les talus, pour finalement prendre à travers landes et champs.

Progressivement délaissés, ces mauvais chemins restèrent longtemps l’objet de croyances, particulièrement manifestes dans les domaines de la mort et du fantastique lié à la mort, au point qu’on leur a donné le nom de hent ar marv, hent an dud varv (chemin de la mort, chemin des morts) à Bourbriac, ou encore hent an Ankou (chemin de la mort personnifiée par l’Ankou).

Le relevé des toponymes, qui figurent rarement sur les cadastres, reste à faire. On trouve ainsi un Gardenn an Ankou àTréguier, et un Garenn an Ankou (chemin de l’Ankou) à Plouzélambre, un Garenn ar skwirioù (chemin des revenants) à Ploumilliau, un Crec’h an Ankou (la butte de l’Ankou) à Louannec, un Pore an Ankou (la cour de l’Ankou) à

Louargat, un chemin des morts à Pont- l’Abbé, un Stread ar c’horfoù marv (le chemin des cadavres) à Plouguerneau, un Hent ar c’horvoù (chemin des corps) à Saint-Nicolas-du-Pclem, un Parc hent an haon (le champ où passe le chemin des âmes) à Trégrom, un Hent an anaon (le chemin des âmes) à Poullaouen, allant du Gili au bourg, un Straed an Ankou à Cléder, un Hent ar marv à Primelin. Enfin, le chemin des morts, à La Harmoye, relie Li- gouesno au bourg.
 

L'Ankou de l'Ile-Grande, qui n'est en fait qu'une réplique récente de celui de Ploumilliau, n'en est pas moins menaçant. Mieux vaut éviter de le rencontrer sur le parcours qui lui est réservé, encore moins de lui barrer la route.

Un chemin immuable

Le chemin de la mort est tout d’abord celui par lequel on conduit le défunt à sa dernière demeure.

Primitivement, il était sans doute le seul qui menait à la ferme et servait pareillement aux vivants et aux défunts.

“Les vivants l’ont déserté depuis qu’ils se sont ouvert des routes meilleures et plus praticables, mais les défunts continuent d’y passer.

Il serait impie de leur en faire suivre un autre, en les menant au champ du repos”, écrit Anatole Le Braz. On ne bouleverse pas impunément des habitudes aussi graves. En Bretagne, il est plus facile de raser un talus que de déraciner une coutume.

Sacré de longue date par le passage des enterrements, ce chemin doit leur rester affecté. Pourquoi ? En premier lieu, parce que la tradition l’impose.

Ce chemin fut celui emprunté depuis un temps immémorial par les ancêtres : “Les fils doivent passer par où ont passé les pères”, nous enseigne le Breizlzelâe Bouet et Perrin.

“On eût cru commettre un sacrilège en conduisant un homme à sa dernière demeure par une autre voie que celle où l’avaient précédé ses pères”, confirme de son côté l’abbé Duine.

Tout récemment encore, Désiré Lucas, de Plestin-les-Grèves, avait demandé avant de mourir à ce que le corbillard passât devant la chapelle Saint-Sébastien qui se trouve au-dessus de chez lui et que sa famille avait fréquentée.

Ce fût d’ailleurs pour le défont le premier chemin qu’il emprunta avec ses parrain et marraine le jour de son baptême. Autrement dit, l’homme pour

Enfin, on sait combien les défunts aiment revenir à leurs anciennes demeures. Ne pas les conduire par ces mêmes chemins serait s’exposer à être réveillé en sursaut, toutes les nuits, par les lamentables supplications de voyageurs égarés qui demandent leur route.

Car le mort est comme dévoyé, quand il n’a pas été transporté au cimetière par cette espèce de voie sacrée. Il ne sait plus par où revenir à son foyer, et il erre de tous côtés, en criant sa détresse.

Dans les îles britanniques Ces traditions ne sont pas propres à la Bretagne. On les relève par exemple à Guernesey : “ The deceased was always taken to the church by the same way as he went to church in his lifetime, le défunt était toujours conduit à l’église par le même chemin qu’il empruntait de son vivant pour aller à l’église.” 

En Cornouailles britannique également, on ne mène point un corps au cimetière par une nouvelle route. L’impératif d’emprunter le chemin des morts était aussi bien connu en Irlande.

“Il y avait, raconte Kevin Danaher, de l’église au cimetière, un itinéraire imposé par la tradition. Ce dernier, comme dans beaucoup d’endroits de la campagne en Irlande, se trouvait sur le site de l’ancienne église, à quelques kilomètres de l’église paroissiale.


Les chemins creux qui reliaient autrefois les villages au centre paroissial ont progressivement été délaissés. Pendant longtemps, ils furent le passage obligé des convois funèbres. Ceux que l'oiseau de la mort, lapous an Ankou, survole avant le décès du défunt, ceux sur lesquels on entendra le grincement du karr an Ankou, la charrette de la mort. Ceux encore que le défunt suivra, sous forme de revenant, pour venir hanter les lieux qu'il a fréquentés de son vivant.

Il n’y avait pas le droit de prendre de raccourci et le mauvais temps ne devait pas gêner l’enterrement; la pluie était même considérée de bon augure.” C’était encore le cas au pays de Galles : “A Llananffraid, dans le comté de Montgomeryshire, comme dans beaucoup d’autres endroits du pays de Galles, il existait un itinéraire traditionnel qui était invariablement emprunté par le convoi funèbre pour aller à l’église?’, indique Griffith Jones.

“Un itinéraire traditionnel semblable est toujours suivi à Dolgellau, comté de Merioneth, malgré l’ouverture d’une nouvelle route au trajet plus court”, ajoute Trefor M.Owen.

Le droit de passage

La sacralisation des chemins de la mort était par ailleurs confortée par une jurisprudence populaire. Jean Goasdoue, ancien maire de Plougras, rapporte : “Lee h a dremene ur chorf marv devoa droed tout an dud da dre- men, lorsque la dépouille mortelle était passée dans un sentier, un droit de passage était acquis.”

François Pasquiou, né en 1909 à Plou- nérin, confirme ce droit : “Forzhpegen fait veze an hent veze kaset ar chorf dre an hent se, hentanAnkou. Dougetveze an arched war skoaioù. Ne laoske ketar perc’henn tremen ar chorf marv dre e we-nojennpeogudr a golle e droed, quel que soit l’état du chemin, on faisait passer le mort par là, par le chemin de la mort. On portait le cercueil sur les épaules. Le propriétaire ne le laissait pas passer par son sentier privé car il perdait son droit.”

Le souvenir de ce droit ancien a encore été conservé en certaines parties de la Fiance.

En Gironde, par exemple, on ne laissait pas passer un convoi par une allée privée parce qu’on savait qu'elle serait devenue voie publique, dite chemin des morts. Dans la région de Villefranche-du-Périgord, “chaque village et toute maison isolée a son chemin des morts, loti cami dei morts.

Par là, passeront les cortèges funèbres, par là, on se rendra au cimetière sur la tombe des défunts.

On sent dans cette gravure d'Adolphe Leleux (1864), tout le respect manifesté sur le passage du convoi funèbre qui se dirige vers le cimetière paroissial.

Là aussi, la traversée d’un terrain, tolérée le jour des obsèques, créait autrefois un droit de servitude irrévocable”, nous apprend Georges Rocal.

Il en est de même encore outre Manche. Dans le comté de Warwick, si on transportait un cadavre à travers un terrain privé, on admettait qu’un droit de passage était créé. De tels itinéraires étaient connus sous le nom de “passage de l’église” ou “passage du cadavre”.

Le folkloriste irlandais Sean O’ Sullivan donne une explication à ce droit coutumier en le rattachant à une croyance ancienne. De nombreux exemples en

Irlande et en Europe montrent qu’un cortège funéraire ne devait pas traverser la propriété d’autrui. Dans plusieurs pays, des lois fürent votées dans ce sens. La raison essentielle semble avoir été que le passage d’un cadavre attirait la malchance sur la terre et les récoltes.

Les arrêts du cheval

Le trajet qui mène le cortège funèbre de la maison au cimetière donne lieu à diverses superstitions. On sait que les chevaux voient ou sentent des choses qui échappent aux hommes.

C’est pourquoi on prête notamment attention aux arrêts des animaux qui tirent un char mortuaire. Dans le cas où le cheval ou le bœuf s’arrêtent, il ne faut pas les forcer à avancer ou les fouetter.

“Il faut attendre qu’ils se remettent d’eux-mêmes en marche ou, en tout cas, ne les stimuler que de la voix, en leur parlant avec douceur”, indique Anatole Le Braz. Léon Le Berre l’a aussi remarqué : “Que celui qui mène le cheval prenne soin de marcher derrière lui et surtout de ne le point frapper du fouet. On doit seulement l’encourager de la parole. ”

Aux environs de Quimper, il était interdit de toucher du fouet ou de l’aiguillon les animaux qui tiraient le char mortuaire. On explique dans la presqu’île guéran- daise qu’il était autrefois défendu de toucher aux bœufs “parce que la mort leur montrait le chemin”.

en Irlande, sur les îles d'Aran, les habitants ont une manière originale de conduire le défunt à sa dernière demeure. Ce qui ne manquerait pas de surprendre l'Ankou en Bretagne, où l'on connaît l'engouement du public pour la petite reine. En bas, le rite qui consistait à mener le défunt dans son cercueil par des chemin familiers a disparu. Aujourd'hui, pour aider les âmes à s'orienter, on jalonne les routes de panneaux indicateurs...

En Trégor, l’arrêt du cheval est de mauvais augure. Quand la charrette quitte la maison, si le cheval s’arrête avant de franchir la barrière d’entrée, cela signifie qu’il attend un autre mort dans la maisonnée en deuil.

Si l’arrêt a lieu sur le parcours qui mène à l’église, c’est signe que, dans les huit jours, il servira au même office pour un des autres membres de la famille du mort, ou, à tout le moins, pour une des autres personnes du village.

Ellen Badone, enquêtant dans les monts d’Arrée, donne une version moderne de cette croyance : “Depuis les années 1960, avec l’arrivée en plus grand nombre des automobiles, certains pensent que si une voiture s’arrête dans un convoi funéraire, c’est signe d’une mort prochaine.”

Elle en fournit un exemple : en 1980, son informatrice, Jacqueline Milin, avait assisté aux obsèques d’une femme de La Feuillée qui devait être enterrée au Huelgoat, distant de treize kilomètres en voiture.

Jacqueline Milin suivait le fourgon avec son mari, son oncle Pierre et une voisine, prénommée De-nise. C’est tonton Pierre qui conduisait la voiture. Aux deux tiers de la route, un pneu de la voiture éclata. Tout le monde s’arrêta. A ce moment, Jacqueline dit à son mari : C’est mauvais signe.

Un corps mort ne doit pas s’arrêter en route de cette façon. Il ne  tardera pas à y avoir un autre mort dans le quartier. Son mari la traita de superstitieuse.

Jacqueline ne répondit rien, pensant que la prochaine morte serait la mère de Denise, qui était âgée et plutôt mal à ce moment-là et elle ne voulait justement pas troubler Denise. En fait, elle s’était trompée.

Le mort suivant fut tonton Pierre, qui justement conduisait la voiture qui était tombée en panne. Sa mort, six mois après l’enterrement, fut un choc.

Il n’avait que quarante ans. Jacqueline termina son récit en disant que “ce sont les morts qui viennent chercher les morts”.

C’était donc Catherine [la personne décédée] qui était venue chercher l’oncle Pierre.

Cette panne de voiture, ces arrêts des animaux, comme s’ils étaient imposés par le défunt, peuvent être rapprochés de la tradition du premier mon de l’année, celui qui joue le rôle de l’Ankou et qui vient chercher ses futures victimes.

Ainsi croit-on que, si le premier mort de l’année est une femme, elle attirera à elle beaucoup de femmes, si c’est un homme, ce sera beaucoup d’hommes, un enfant, beaucoup d’enfants, etc.

On trouve aussi une croyance inversée : si c’est un homme, il y aura beaucoup de femmes à décéder, si c’est un enfant, beaucoup de vieillards mourront, etc.

Les passages devant les croix et calvaires

Les chemins et carrefours dans les campagnes bretonnes sont souvent jalonnés de croix et calvaires. Les passages devant ces monuments donnent lieu à d’autres rites et croyances.

A l’occasion d’un enterrement, lors du départ de la maison, le défunt entame sa route vers l’au-delà, et, en quelque sorte, accomplit son chemin de croix.

De son vivant, en passant devant chaque calvaire, il faisait le signe de croix et marquait un temps d’arrêt pour faire une petite prière : "Me ho salud kroaz a vein ha kement kroaz zo e bed abala- mour dhon Saluer binniget zo bet war argroaz krusifiet, je vous salue, croix de pierre et toutes les croix du monde à cause de notre Sauveur béni qui a été crucifié sur la croix.”

Les Trégorrois, on le sait, comptent parmi eux quelques esprits forts. Ils ont toujours un mot de plus pour tourner en dérision des pratiques qu’ils n’approuvent pas toujours.

Ainsi, donnent-ils une version, bien à eux, de cette prière : “Me ho salud, kroaz a vein, na goueet ket war ma c’hein, pa vin treme- net, koueetpa gerfet, je vous salue croix de pierre, ne me tombez pas sur le dos, quand je serai passé, tombez si vous voulez.”

Plus sérieusement, et sans doute afin de s’attirer les bonnes grâces de la puissance divine, le cortège s’arrêtait devant toutes ces croix pour dire une prière. En certains endroits, dans le cas où le mort était porté par des hommes, on heurtait le socle de la croix avec le cercueil. Les témoignages sont nombreux.

En voici un premier tiré de la Feuille d’annonces de Morlaix du 20 avril 1839 : “Marie-Yvonne LeTeur- nier de Plougonven est décédée au Guervenan, commune de Plougonven, arrondissement de Morlaix, le dimanche 24 avril 1839 à l’âge de 30 ans.

Vingt-quatre jeunes filles, vêtues de blanc, et tenant un cierge à la main, portaient le corps alternativement. A côté, marchaient des jeunes gens portant des chaises, qu’ils plaçaient sous la châsse à toutes les haltes.

A chaque croix que l’on rencontrait, on posait la châsse sur la première marche. Un peuple immense formait le cortège...

Rendu à l’église, on chanta les vêpres des morts et l’on publia l’érection prochaine d’une croix sur le chemin qui conduit à Guervenan.”

La pratique est signalée plus clairement dans une enquête menée dans les colonnes de la Nouvelle revue de Bretagne. Le heurt des croix rencontrées sur la route semble général dans le Léon, comme par exemple à Sibiril.

Le tic-tac inexorable du balancier rapproche chacun du grand voyage, sans que l'on sache le moment précis où on ne l'entendra plus : N'ouzer nag an eur nag an amzer, on ne connaît ni l'heure ni le moment.

A Crozon, c’est la croix du cimetière qu’on heurtait. Le heurt du cercueil contre la croix du cimetière se pratiquait, toujours dans le Léon, à Cléder. Le rite a disparu quand la croix a été transformée en monument aux morts.

Lorsqu’un convoi funèbre, se dirigeant d’un des hameaux de Trémaouézan vers le bourg paroissial, passait à côté des croix du chemin, le cortège s’arrêtait et les porteurs du corps, s’approchant de ces croix, y faisaient toucher le cercueil.

La même cérémonie se répétait au pied de la croix du cimetière. Il s’agissait du dernier baiser au Christ, suprême hommage rendu ici-bas à l’image vénérée auprès de laquelle on avait passé tant de fois çn murmurant une prière, un humble et suppliant appel à la clémence du juge.

Selon un informateur d’Anatole Le Braz, “on aurait effectué ce geste pour demander à saint Pierre d’ouvrir à l’âme les portes du Paradis”. Van Gen- nep donne une carte de cette pratique en Bretagne qui montre une très large répartition d’est en ouest. Louis Elégouët me disait que pour l’enterrement de son père, en 1971, à Saint-Derrien, les porteurs étaient allés toucher le pilier du cimetière avec le cercueil.

Le dépôt de croisettes

En haut, ce sont parfois des tas de croisettes, des petites croix déposées par les proches
du défunt, qu'on retrouve aux carrefours traversés par les convois funèbres.

Le dépôt de petites croix au pied des croix et calvaires est une autre pratique très répandue en Bretagne et ailleurs. Dans l’ouvrage de Bouët et Perrin, Breiz-Izel, on en relève un exemple : “Quand un convoi arrive à un carrefour où est érigée une croix, ou dans lequel il en existait une anciennement, il fait halte.

On dépose le cercueil à terre s’il est porté à bras; autrement on se contente d’arrêter la charrette.

Tout le monde se met à genoux, récite une prière pour le défunt et, avant de se remettre en marche, on dépose une petite croix de bois au pied de la grande.”

Voici ce qu’en dit Orain concernant la haute Bretagne : “Il existait autrefois dans tous les carrefours et sur les bords des routes de grandes croix de bois dans lesquelles un trou avait été creusé pour y abriter une Vierge en faïence, qui était protégée par un grillage en fer.

Le nombre de ces croix a bien diminué depuis vingt ans. Elles sont aujourd’hui vermoulues, beaucoup n’ont plus de bras, et celles qui sont tombées de vétusté, ou qui ont été abattues par les orages, n’ont pas été remplacées.

Néanmoins, lorsqu’un enterrement allant au bourg passe devant ces pieux débris, les personnes qui suivent le corps déposent dans le grillage, à côté de la Vierge, ou dans les fissures du bois faites par le temps, une petite croix de bois, longue comme la main, et préparée d’avance.

Ces croix indiquent le nombre de cercueils qui sont passés en ces lieux depuis le premier janvier, car on a soin de les enlever tous les ans.

Dans certains carrefours où les croix ont disparu, on place les petites croix dans le creux d’un vieux chêne, ou on les enfonce sur le haut d’un talus le plus rapproché de l’endroit où était le calvaire.”

Jean-Baptiste Thiers, dans son Traité des superstitions, donne une explication à ces dépôts de croisettes : “Ceux-là tombent encore dans la superstition [...] qui, quand quelqu’un est mort chez eux, mettent des croix dans les carrefours, afin que le mort retrouve le chemin de son logis quand il y voudra revenir, ou quand il ira au juge-ment dernier.”

Selon un ancien de Maure-de-Bretagne, le dépôt de ces petites croix était une façon de faire savoir aux passants qu’un enterrement était passé par là récemment; c’était donc une manière d’informer sur les événements du pays.

L’état de fraîcheur de la croisette, ainsi que l’endroit où on la laissait, permettait de déduire qu’une personne était décédée il y a peu de temps et quelle était de tel ou tel secteur de la paroisse.

Dieudonné Dergny signale cette coutume dans les Pyrénées, la Beauce, la Normandie, le Poitou et surtout dans l’Artois, la Flandre, le Calaisis et le Boulonnais. A Aire-sur-la-Lys, les petites croix sont déposées au pied d’un vieux tilleul.

On nous en signale également beaucoup en Berry. Elles étaient fabriquées par le charron ou le menuisier du village qui en faisait autant que de calvaires rencontrés par le convoi.

En Irlande, une fois le cercueil achevé, on fait avec le bois qui reste, de petites croix de 60 mm de haut et de 27 mm de large. Ces croix sont peintes en vert, bleu, rouge et jaune. Elles sont effilées à la base.

L’une d’entre elles, qui doit être plantée sur la tombe, est mise sur le cercueil. Les autres sont portées derrière par ceux qui mènent le deuil. Au carrefour le plus proche du cimetière, il y a un arbre, frêne ou aubépine : le cortège s’arrête et les porteurs de croix montent dans l’arbre et fixent leurs croix dans les branches.

Cette coutume a été constatée à Killmore (aujourd’hui nommé Grange), dans le sud du Wexford. Il en reste des traces aussi à Bannow (comté Wexford) et à Cong (comté Mayo). On sait que l’aubépine est considérée par les Irlandais comme un arbre sacré.

C’est le refuge des fairies et malheur à celui qui s’aviserait de couper cet arbuste. L' aubépine aurait également servi à constituer la couronne du Christ sur la croix. Ainsi retrouve-t-on, dans le geste qui consiste à déposer une croix près de l’aubépine, deux symboles de la Passion de Jésus-Christ.

Aux fontaines sacrées en Irlande, on continue aujourd’hui encore à suspendre toutes sortes de choses, d’objets personnels aux branches des arbres qui entourent ces points d’eau. Faut-il rapprocher cette tradition du dépôt de croisettes de l’usage très ancien de jeter une pierre sur les tombeaux placés le long des chemins.

Il fut mentionné au XDC siècle par l’archiviste du Finistère, René-François Le Men : “En parcourant en 1868 les montagnes d’Arrée, à la recherche des monuments antiques, je remarquai plantée sur le bord d’un petit chemin, en la commune d’Hanvec (Finistère), une croix de bois qui, d’après l’inscription quelle portait, n’y avait été placée que depuis quelques mois.

Mais ce qui attira mon attention fut un tas de pierres d’assez petites dimensions, qui entouraient le pied de la croix.

Une vieille femme, qui vint heureusement à passer dans ce lieu désert et que j’interrogeai sur l’origine de cette croix, m’apprit quelle avait été érigée en souvenir d’un malheur qui était arrivé en cet endroit.

Un fermier d’un village voisin y avait été écrasé par sa charrette. — Et le tas de pierres qui se  trouve au pied de la croix, ajoutai-je, comment s’est-il formé ?—Ah ! me ré-pondit la vieille femme, c’est que toutes les personnes qui passent par ici ont l’habitude de jeter une pierre au pied de la croix. C’est drôle, n’est-ce pas, Monsieur ?”

Le Men cite cette anecdote pour illustrer son propos sur le tombeau du roi Marc’h, sur lequel chacun jetait également une pierre en passant. Selon la légende, l’âme du défunt remplit le tas de pierres; et c’est seulement lorsque le tas de pierres sera assez élevé pour que de son sommet, elle puisse voir le clocher de Notre-Dame, quelle sera délivrée.

Emprunter ou non les ponts

Toujours sur le parcours qui menait les cortèges funèbres à l’église, le passage sur les ponts était diversement interprété. Selon Le Braz, il ne faut pas laisser passer deux fois le cercueil d’un mort sur un pont, sinon le pont croulera.

ce catafalque du xix' siècle, conservé en l'église de Saint-Gilles- Pligeaux (22), était le meuble sur lequel on déposait le défunt pendant l'oraison funèbre. L’inscription en breton sonne comme un ultime avertissement : Hirie Dime Varchoas dide (Aujourd'hui c'est moi Demain c'est toi).

A Châteaulin, où l’église est située sur la rive droite du canal et le cimetière sur la rive gauche, quand quelqu’un mourait sur cette rive gauche, plutôt que de lui faire franchir deux fois le pont, on célébrait le service d’enterrement, non dans l’église paroissiale, mais dans la chapelle votive qui lui fait face sur l’autre berge et qui est connue sous le vocable de “vieux bourg”.

Lorsqu’un convoi funèbre est sur le point de franchir un pont, les prêtres s’interrompent de chanter jusqu’à la fin de la traversée.

A gauche, dans la région de Pleubian-Paimpol, le jour des Rameaux, il est de tradition de fixer une croix de buis au fût des calvaires. Le crâne sculpté dans la pierre atteste de l'omniprésence de la mort sur les chemins. A droite, en haut, on parle souvent de l'Ankou et de sa charrette. Il est aussi question de sa brouette, karrigell, dont on voit une des rares représentations, sinon la seule, sous le porche de l'église de Plougras. En bas, à Kermaria an Iskit, en Plouha, les morts entraînent à leur suite, dans une ronde frénétique, les vivants de toutes les classes sociales : un den just eo an Ankou, l'Ankou est une personne juste.

Certains, comme Jobbe- Duval, pensaient que le passage sur un pont était une bonne chose : quitte à faire de longs détours, en passant pardessus un cours d’eau, on établissait une barrière entre la maison mortuaire et le cimetière.

On prétend en effet que les revenants ne pouvaient franchir les rivières. On empêcherait ainsi de voir le mort revenir hanter le domicile qu’il avait occupé de son vivant.

Il est vrai que certains spectres pouvaient être malveillants.

Autre détail original concernant le trajet : à Guernesey, l’arrivée au cimetière devait se faire dans le sens de la descente, quitte à effectuer un plus long trajet pour d’abord gravir une côte. Commencer par descendre aurait porté la poisse à la famille.

Hent an eneou, le chemin des âmes

Sans tout à fait quitter le jour, il convient maintenant de parler de la nuit et des intersignes sur les chemins de la mort : “La nuit, écrit Anatole Le Braz, lorsqu’un vivant se hasarde dans le chemin de la mort, il n’avance qu’à grand-peine; d’invisibles obstacles entravent sa marche; il semble qu’il ait à fendre les rangs serrés d’une foule.

Un vieux recteur de l’ancien temps, le père Dollo, avait une grande réputation de docteur ès choses occultes et savait où se trouvaient les âmes de tous ceux qu’il avait enterrés, sauf deux; or, s’il lui arrivait de voir quelque piéton battre ou, par exemple étêter à coups de canne les ajoncs qui bordent nos chemins de leur double haie, il ne manquait jamais de s’écrier : Ne faites pas cela : vous ne savez pas combien d’âmes accomplissent leur purgatoire !”

Une femme de Locarn me confiait que les anciens prétendaient que, sur chaque épine des buissons d’ajoncs, il y avait neuf âmes ; An ene rieo ket brosoch ‘witkrostenn urspilhenn, l’âme n’est pas plus grande qu’une tête d’épingle. Le rapprochement est ici évident avec le buisson d’aubépine en Irlande, refuge des fairies.

Il va sans dire que, la nuit, c’est aussi par ces chemins réservés aux trépassés que se manifestent de préférence les “intersignes” annonciateurs de la mort. Ils sont tout d’abord fréquentés par le char de la mort, karr an Ankou ou korrigan Ankou ou encore la brouette de la mort, karrigell an Ankou.

Karr an Ankou

L'Ankou n’a pas suivi l’exemple des hommes qui ont progressivement délaissé ces vieux chemins, comme le rapporte à Pierre-Jakez Hélias, un ancien du pays : “Il ma montré aussi quelque part entre Kerveillant et Plozévet un bout de vieux chemin très profond qui se creuse soudain au bas d’une lande et se perd sans raison cinquante pas plus loin.

Le chemin est complètement envahi d’herbe. Il y pousse même des arbres en plein milieu. Il paraît pourtant qu’à chaque mort qui se produit, on pourrait déceler sans peine les traces fraîches d’une charrette lourdement chargée.

Mais qui oserait les voir serait de la prochaine charrette.”

A Ploumilliau, sur la ferme de Koz-Douar, on voy'ait la trace des roues du karr an Ankou, creusée dans le rocher qui affleurait la terre.

La charrette se manifestait essentiellement par le grincement de ses roues comme nous l’apprend un ancien de Louargat : “Une nuit, François Guillou, cultivateur de l’autre côté de la paroisse, revenait du moulin de Gerias où il était allé moudre un peu de blé.

Il portait sur l’épaule un sac de farine et arrivé au Varzillig, près de la colline de Hogéné, une charrette était passée qui faisait wik-wak et il l’avait suivie pour poser son sac dedans.

Le sac était passé à travers. Il avait essayé de nouveau à deux ou trois reprises, avec le même résultat. Ma tante était dans le secteur de la colline de Hogéné.

Elle veillait un membre de sa famille qui venait de mourir et elle aussi avait entendu une charrette passer, wik-wak, wik-wak. Elle avait pensé que c’était le chariot de la mort.”

Le karr an Ankou se fait plus entendre qu’il ne se fait voir.

C’est le grincement d’un essieu mal graissé. C’est le bruit d’un chargement de pierres que l’on déverse ou de planches que l’on décharge.

C’est aussi un bruit très fort de respiration. “Ah bien ! Si tu avais entendu le bruit que faisait la respiration des chevaux en montant la côte ! on eut dit des soufflets de forge...

A un moment, ils ont longtemps piétiné sur place, comme s’ils ne pouvaient plus avancer.

Les coups de leurs sabots faisaient trembler le sol et retentissaient au loin... Puis subitement tout s’est tu”, rapporte Anatole Le Braz.

A ce récit, j’ajouterai ce témoignage re-cueilli auprès d’un habitant de Maël- Carhaix : “Non loin du canal de Nantes à Brest, sur la commune de Carhaix, à côté du pont de Gwariva, descendait un chemin de la colline où on allait couper de l’ajonc et de la bruyère.

J’avais dix-onze ans à l’époque. C’était en été en soirée. Je descendais le sentier quand j’entendis venir d’en haut comme un halètement. Intrigué, je m’écartai pour laisser passer je ne sais quoi.

Le bruit devint de plus en plus fort et passa devant moi, le long de la saignée creusée par les sabots des chevaux dans le milieu de la voie charretière.

Je l’entendis s’éloigner puis disparaître complètement. J’avais été troublé pendant un moment mais ensuite j’avais oublié.

Surtout, je n’en avais pas parlé à mes parents car je craignais qu’on ne me laisse plus aller courir dans la colline ou sortir le soir.

J’avais surtout peur qu’il s’arrête devant moi. J’aurais paniqué. Cette chose curieuse se produisit cinq ou six fois.

Un jour même, j’étais en compagnie de Guyon et lui alors, il avait paniqué. Il m’avait fait rentrer les bêtes en vitesse disant qu’il expliquerait à mon père. Il avait eu très peur. Je n’en ai jamais plus entendu parler.”

Le dénommé Guyon n’était sans doute pas sans ignorer cette croyance rapportée par une informatrice de Paul Sébillot : “Ne raconte à personne ce que tu as vu, car la mort te prendrait.”

Même arrivé au cimetière, on n'en avait pas toujours fini avec le mort. Parfois, pour l'apaiser, les proches n'hésitaient pas à envoyer des professionnelles pour converser avec lui.

Il ne faut pas boucher les chemins de la mort

Le chemin de la mort traverse parfois des villages et des hameaux, il serpente entre les habitations, emprunte des ruelles parfois très étroites. Les anciens savent qu’il riest pas bon d’entraver ce passage.

En 1975, Ifig Poho vint s’installer au village de Ponclet Izelan en Commana. Il avait garé sa voiture dans le chemin communal qui passait devant chez lui, au plus près de sa porte.

La venelle qui continuait ensuite entre les bâtiments permettait à peine à une brouette de passer. Cependant, une fois dépassé le groupe de maisons, le chemin reprenait sa largeur normale.

Son voisin vint le trouver pour lui demander s’il avait l’intention de laisser là son véhicule. Ifig lui expliqua que oui, pour des raisons de commodité...

Le voisin insista, soulignant que, de la construction en ruine qui bordait le passage, des pierres pouvaient se détacher et tomber sur la voiture, les oiseaux qui se perchaient autour pouvaient la salir...

On en resta là. Quelques jours après, le voisin revint à la charge avec encore plus d’insistance, cherchant de nouvelles raisons pour faire déplacer la voiture. Cette fois-là, il fût question de déranger un quelconque passant, pendant la nuit, mais sans jamais nommer qui que ce soit.

Ifig finit par changer de place à son auto et le voisin cessa de l’ennuyer. C’est après avoir lu l’ouvrage d’Anatole Le Braz, La légende de la mort, qu’Ifig finit par comprendre que son véhicule était sur le passage de l’Ankou et ne le gara plus jamais dans ce chemin.

Anatole Le Braz parle en effet d’un homme qui négligea de prendre cette précaution : “Un cultivateur d’Argol étant allé, le soir, porter du fumier à l’un de ses champs que traversait une voie funèbre, laissa la charrette dételée à l’entrée de la brèche, en se disant qu’il la déchargerait le lendemain.

Il rentra chez lui, soupa et se mit au lit. II dormait déjà, depuis quelque temps, lorsqu’il se sentit rudement secoué par une main trop dure pour être celle de sa femme. Quoi ?

Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il réveillé en sursaut. Il se pencha entre les volets du lit clos et ne vit personne.

Mais une voix, qui n était pas celle d’un vivant, lui dit d’un ton de menace : Lève-toi et va tout de suite dégager le “chemin du corps”, hent ar chorfmarv, sinon le premier travail que fera ta charrette sera de te porter en terre ?

Il ne se le fit pas dire deux fois.” L’abbé Cadic apporte un autre témoignage : “Bien fou serait celui qui songerait à gêner la marche de l’Ankou par les vieux sentiers, en dressant des barrières ou en semant des obstacles devant lui. Il lui devrait autant d’années de sa vie que l’obstacle resterait de minutes en travers du chemin.”

Les pies et les corbeaux
Certains animaux, croit-on, sentent la mort et préviennent, d’une manière ou d’une autre, lorsqu’un décès est imminent. De jour comme de nuit, certains oiseaux sont porteurs de mauvais présages.

De jour, on pense en particulier aux pies et aux corbeaux. Si vous rencontrez une pie seule, en partant en voyage, rebroussez chemin car il vous arriverait malheur.

Rencontrez-vous quatre pies ensemble sur une route, elles représentent les quatre porteurs d’un cercueil.

Voyez-vous une pie traverser la route devant vous, c’est également de mauvais augure :

Pa groaz ar big war an hmtchoù
Prestig e tremen an Ankon.

 

Quand la pie traverse les chemins Le passage de la mort est proche. Dans ses Mémoires d’un paysan bas-breton, Jean-Marie Deguignet rapporte à sa manière un autre exemple de ces superstitions : “Quand donc ces bons voyants voyaient les oiseaux [pies ou corbeaux] ramasser de la boue sur le chemin de la mort, ils disaient qu’ils étaient en train de nettoyer la route pour le premier mort qui passerait là.

Naturellement cette prophétie ne pouvait manquer de s’accomplir tôt ou tard, alors surtout que sur ce chemin pouvaient en passer habituellement plusieurs par jour.”

Sauvé note aussi : “Quand vous voyez la pie ramasser sur un chemin des brins de paille ou de petits morceaux de bois pour les porter dans le champ voisin où elle les enfouit, vous pouvez vous dire, en assurance, que sur ce même chemin un enterrement passera bientôt.”

Le conteur Albert Poulain parle aussi de ces croyances : “Le père de Louis Lepeintre, qui habitait La Dia- crais, s’en revenait de Saint-Just, quand il vit une pie qui allait et qui venait d’un bord à l’autre de la route.

Le père dit à son fils : “Regarde donc, elle balaye la route avec sa queue, il va passer un enterrement avant deux jours.”

Le chien qui hurle à la mort On sait par ailleurs que les chiens sentent la mort venir. Ne dit-on pas qu’ils hurlent à la mort ?

C’est à Saint-Rivoal qu’a été recueilli ce témoignage : “J’ai entendu ma mère en parler car moi, je n’ai pas connu le chien. C’était un chien de chasse que possédait Pêr Broustal, du village de Penn an Gêr.

Toutes les fois qu’il y avait un mort, avant même le décès, le chien partait de la maison où il devait y avoir un décès et allait directement au cimetière en hurlant.

J’ai entendu ma mère dire qu’il y a longtemps que Pêr Broustal aurait dû tuer ce chien-là, parce que tout le monde avait peur quand on l’entendait partir car on savait qu’il devait y avoir un décès.

Un jour, il y a peut-être une vingtaine d’années, j’ai entendu deux dames du bourg dire qu’il était descendu du village de Lann ar Marou par un petit sentier de traverse qui n’était plus du tout utilisé.

Alors, les dames au cimetière disaient : “Ah, cette fois il a dû se tromper, parce que pour venir du village en haut, Lann ar Marou, il faut faire le tour par Penn an Gêr.”

Et comme on l’entendait arriver en hurlant, les gens disaient : “Ah, cette fois- ci, il a dû se tromper parce qu’aucun corps ne passe par là.”

Eh bien si, il y a un bébé qui est mort. On l’a mis dans un petit cercueil et on l’a porté à la main par ce petit chemin.

C’était un riboul (sentier). On passait par là pour aller au bourg autrefois. Ça coupait. Encore une fois, le chien ne s’était pas trompé.”

En Irlande, au printemps, les cimetières peuvent se parer de couleurs vives, comme celui-ci, envahi par les jonquilles.

Les cercueils et les lumières Sur ces mêmes chemins, le rendez-vous avec la mort se traduisait par d’autres signes. Une mésaventure arrivait parfois au passant attardé : trouver un cercueil au travers du chemin, qui bloque le passage.

Le voyageur devait déplacer le cercueil mais, selon la croyance, il fallait absolument qu’il le remette en place ensuite. Hervé Dréan a recueilli cette anecdote dans la région de La Roche-Bernard.

“Mon oncle revenait de la foire avec sa charrette tard le soir. Une fois, il voit un cercueil sur le milieu de la route. Il s’arrête, le met sur le côté. Il passe et le remet à sa place où qu’il était avant. Au moment de partir, il entend une voix dans le cercueil qui dit : “Heureusement que tu m’as remis à la place où j’étais avant, parce que sinon !”Ben j’te dis que l’bourricot avait couru après s’en revenir.”

Il y a également les rencontres avec des lumières, les cierges errants. Hervé Dréan rapporte cette histoire : “Pour revenir chez nous, il y avait une grande côte à descendre, fallait bien faire attention parce qu’on serait tombé.

Le grand-père vit une grande lumière qui le suivait. Quand il arrêtait, elle s’arrêtait aussi. Quand il a été pour rentrer chez lui, elle est tombée à ses pieds, elle a tout éclairé la maison.

Il avait dit : “Je vais mourir dans l’année.” Ben, en effet, il était mort six mois après.” Enfin, le chemin peut être entravé par la présence d’une âme, ou d’un être surnaturel. Cette présence, invisible à l’homme, peut être discernée par les animaux.

C’est la raison pour laquelle bœufs ou chevaux s’arrêtent subitement sur le chemin. “L’âme qui portait un cercueil sur son dos et qui avait arrêté Maugis, le cheval de Marie-Job Kerguénou, lui dit : “Vos yeux ne peuvent les voir mais les naseaux de votre cheval l’ont flairé. Les animaux en sa-vent toujours plus long que les hommes”, écrit Anatole Le Braz.

“Il y a eu, raconte Albert Poulain, des soirs où, après le travail des champs ou des moissons, les ouvriers et leurs charrettes à bœufs rentraient au village de La Tresnelais en Saint-Just pour prendre la dernière soupe.

Or, c’est en quittant le village de La Frogerais, une centaine de mètres après, qu’il arrivait que les boeufs attelés refusaient d’avancer davantage. Ils étaient à ce moment-là devant le pont franchissant le ruisseau, face à une butte énorme exposée au couchant.

Alors la mère disait : “Faut les laisser passer !”, ou ne disait rien, comme tous ceux qui revenaient avec eux.

Et tout le monde revenait par le village de Bosné, allongeant la route d’un bon kilomètre aux jambes fatiguées. Car on savait que les bœufs, mieux que les gens, sentent visible et invisible, et qu’il s’agissait là d’une procession d’âmes.”

Les enterrements de nuit

Plusieurs personnes prétendent avoir rencontré en effet des enterrements le long de ces chemins la nuit. Hervé Dréan en signale autour de La Roche- Bernard : “Y’en avaient qui voyaient des enterrements. Fallait vous retirer si vous étiez dans la “vei” (voie), ou bien vous étiez culbutés par-dessus le talus, fallait pas leur parler aux personnes de l’enterrement, fallait les laisser. “

[...] Lucie Le Bras, je l’ai bien connue. Elle s’est trouvée sur le passage d’un enterrement comme ça, mais elle l’avait pas vu. Elle entendait bien le bruit puis, sa voisine lui a dit comme ça : Oh, là, là ! qu’est-ce qu’on entend là ? “Oh oui, dit-elle, il va falloir nous ranger.” Mais elle n’a pas eu le temps.

L’autre s’est rangée plus loin mais elle s’était trouvée trop près, elle a été jetée par-dessus le talus. Elle s’était retrouvée dans un chemin creux, y’en a plus mésé (maintenant) beaucoup comme ça. Si l’enterrement venait, y’avait intérêt à se garer parce qu’ils tint proj’tés plus loin.

Lucie Le Bras, elle s’appelait, oh, j’Iai ben connue... J’ia vois cor, la pauv Lucie, mais elle ‘tait toute éoinpée, ses jambes tint restées toutes courbées, toutes éreintées.”

De telles rencontres annonçaient une mort prochaine. La vision d’un enterrement pouvait aussi être précédée du cri de l’oiseau de la mort, comme nous l’apprend ce témoignage collecté dans les monts d’Arrée : “C’était en septembre 1934. On battait le blé noir àTi Bras. Il y avait parmi nous un vieux du Leslac’h.

Il s’arrêta de battre et dit :
-    Ah, gast, hier en rentrant au Leslac’h, j’ai entendu l’oiseau de la mort.
-    Oui, oui, tu étais saoul Pierre, tu t’es trompé. C’est toi qu’il venait chercher sûrement.

Tout le monde riait de lui, quand la vieille Marie, la mère de Job a dit : “- Moi, je n’étais pas saoule hier. Sur la route deTÏ Bras à Plonévez-du-Faou, au niveau de Kras Nan Vras, j’ai vu arriver un cercueil sur un char à banc tiré par une jument blanche; et j’ai vu passer le cercueil sur le “catafalque” [en fait, il s’agit d’une charrette à l’usage des enterrements où était posé le cercueil à l’église]. il y aura un mort bientôt, et sûrement quelqu’un de bien, parce qu’il y avait la croix en or des enterrements de première classe.

“Huit jours après, M. X fut tué dans un accident de bicyclette. Il habitait au Leslac’h, près de chez M. et c’était un des premiers à se moquer du vieux quand il parlait de l’oiseau de la mort.

C’est la jument blanche de mon grand- père de Ti Bras qui fut demandée. La charrette des morts n’allait en général pas plus loin que l’entrée du cimetière.

Mais le prêtre étant absent, le remplaçant est venu avec elle jusqu’à Kras Nan Vras, et c’est là que le cercueil a été déposé du char à banc sur la charrette.”

Et c’est justement par ces chemins creux, où l’intersigne s’est manifesté, où l’on a vu l’enterrement, que passera le prochain cortège funèbre.

Yeun Ar Gow raconte comment celui qui avait vu passer un enterrement de nuit était tombé malade.

Une de ses vieilles tantes qui habitait de l’autre côté de la commune était venue le voir.

Elle avait du mal à marcher et avait fait tellement d’effort qu’en arrivant chez lui, elle était morte d’une crise cardiaque. Comme elle n’avait pas d’autre famille, on la garda sur place, on lui fit une chapelle blanche.

Et Yeun Ar Gow termine son récit : “Ha setu penaos e teuas da wir ar sinadoùam boa gweleter Garront-Zuik, rak dre eno ha n’eo ket dre un hent ail, evelma vije betm’hedije kavet Franseza Stervinoù he marv er gêr, e oa kaset he chorfd’an douar benniget, et voilà comment se réalisa la vision d’enterrement que j’avais eue dans le chemin, Garront-Zuik, car c’est par là, et non par un autre chemin, comme cela aurait été le cas si elle était morte chez elle, qu’on conduisit le corps en terre sacrée.

Nous pourrions cheminer ainsi longtemps sur les traces de l’Ankou. Mais il est temps de mettre un terme à ce périple qui risquerait de nous entraîner trop loin... N’ouzer naga eur nagan amzer !, on connaît ni l’heure ni le moment.    ■
 

Remerciements à Jean-Pierre Gestîn, Fanch Postic, Gaël Milin, Jean Le Crann, Bernard Tanguy, Louis Elégouët, Jacques Dervilly, Rosaleen Murphy, Vincent Morel, Anne Henry, D' Le Moullec.

Bibliographie : Anatole Le Braz, Le passeur d'âmes, Terre de Brume, 1998; La légende de la mort, Terre de Brume. Bouët et Perrin, Breiz- Izel, Tchou, 1970.

Louis-Pierre Le Maître, Les sillons de Beuzec, Quimper, 1975. Marie de Garis, The folklore ofGuernsey, 1975.

Kevin Danaher, In Ireland long ago, Mercier Press, Cork, 1964.

T. Griffith Jones, History of the parish of Llananffraid. Trefor M. Owen, l/Ve/sh folkcustoms, Cardiff, 1959.

Georges Rocal, Le vieux Périgord, Pierre Fanlac, 1982.

Roy Palmer, The folklore of Warwickshire, London, 1976.

Sean O' Sullivan, Irish customsand belief.

Léon Le Berre, Bretagne d'hier, Rennes, 1938. Adolphe Orain, Folklore de l'Ille-et-Vilaine, Maisonneuve et Larose, 1968.

Daniel Bernard, Paysans du Berry. J.H. Horvath, Ancient funeral customs in Killmore parish.

Jeremiah Curtin, Irish fairy taies, Barne and Noble books, New York, 1993.

Paul Sébillot, Traditions et superstitions de Haute- Bretagne. François Cadic, Nouveaux contes et légendes de Bretagne, 1922.

Sauvé, "Traditions populaires de la Basse-Bretagne", Revue celtique VI. Albert Poulain, Sorcellerie, revenants et croyances en Haute-Bretagne, 1997.

S'abonner au Blog Seraphim

Cliquer ICI

Partager cet article
Repost0

commentaires