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7 octobre 2024 1 07 /10 /octobre /2024 19:25
L'œil du cœur par Olivier Clément

L’humanité, on le sait, se divise en deux hémisphères spirituels. D’une part l’hémisphère “asiatique”, issu de l’Inde avec l'expansion du bouddhisme. Ici le divin est diffus, ultimement impersonnel, et l’homme s'y résorbe par la médiation d’un cosmos sacré. D'autre part l’hémisphère “sémitique”, “biblique”, où l’absolu et la personne coïncident.

Aujourd’hui les traditions asiatiques pénètrent le monde occidental. Des monastères tibétains s’installent en France, et rayonnent.

Le yoga et les arts martiaux japonais, même assumés comme simples instruments de conscience et maîtrise du corps, véhiculent encore une certaine “sensibilité” spirituelle.

Des moines chrétiens pratiquent le zen, des hommes d’affaires la "méditation" transcendantale" où l’on se concentre sur le nom d'une divinité hindoue. Dans les milieux populaires, la croyance en la réincarnation se développe.

Devant cette situation, il a paru utile à l’Association des Ecrivains Croyants d’Expression Française (A.EC.E.F.) de demander à des témoins des grandes traditions abrahamiques, pour qui la foi dans un Dieu personnel et le mystère irréductible de l’autre sont fondamentaux, de “discerner les esprits”.

Il ne s'agit pas d’opposer systématiquement l’Autre au Soi, la prière à la méditation, la foi à la science de l’intériorité. Il s’agit de savoir comment juifs, chrétiens et musulmans se situent par rapport à tout un ensemble de conceptions, de méthodes, de modes, de noter convergences et divergences, de rappeler aussi les rencontres déjà survenues dans l'histoire.

Les problèmes sont immenses, nous ne les résoudrons pas. Nous souhaitons seulement, hors des syncrétismes faciles, les poser plus clairement.

C’est ce qui fut tenté lors d’une rencontre du 14-15 Mai 1988 au Centre Culturel "Les Fontaines”, à Chantilly

La rencontre du christianisme et, plus généralement, des religions du Dieu personnel, du Dieu vivant, judaïsme et islam, avec les spiritualités de l’Inde et de l’Extrême-Orient est désormais non seulement inévitable mais en cours.

Un certain nombre de disciplines me semblent indispensables pour développer un vrai dialogue. C’est-à- dire un dialogue qui ne soit ni exclusivisme indifférent ou dominateur, ni simple description (utile certes, fondamentale même, mais insuffisante), ni gnose orgueilleuse et réductrice, mais échanges en profondeur.

Il importe en premier lieu d’éviter la tentation du tourisme spirituel et du syncrétisme de détail.

Le regard de l’Occidental, aujourd'hui, se porte volontiers, avec une sorte de curiosité lasse, sur les îlots des “civilisations traditionnelles”. Et ce regard contribue de lui-même à la folklorisation commerciale de ces civilisations, c’est-à-dire à leur mort.

L’homologation facile rassure, on traduit par exemple le “Soi” indien par Dieu, on oublie le sens des ensembles. Il importe ensuite d’éviter les généralisations massives, c’est-à-dire la confusion.

L’Inde est un monde, le bouddhisme aussi : que l’on pense au "petit véhicule”, au “grand”, aux bouddhismes tibétain, chinois, japonais...

L’Occident de son côté, est bien plus complexe qu’on ne pense. Il a ses propres “orients” : l’“hésychasme”, dans l’Orient chrétien, les influences néo-platoniciennes dans les mystiques des trois religions “abrahamiques”, certains aspects de la Cabbale juive ; l’ismaélisme, l’islam indien, constituent aussi une vaste zone intermédiaire.

Il ne faut pas, enfin, ignorer l’évolution des Orients.

L’Asie a été profondément pénétrée, jusqu'au cœur de la Chine par le christianisme nestorien.

Elle a surtout été marquée, aux 19e et 20e siècles, par l’universalisation de l’Occident.

On ne saurait comprendre Gandhi sans Tolstoï et le Sermon sur la Montagne ; ou Shri Aurobindo sans les philosophies occidentales de la vie et de l’histoire.

Le bouddhisme, particulièrement au Japon et en Indochine, a été contaminé par un humanisme théiste d’origine chrétienne, la compassion devant l’inexistence de soi et de l’autre devenant service social et le caractère unique de la personne apparaissant comme une évidence, en lieu et place de cet “agrégat d'éléments impermanents” dont parlait le bouddhisme primitif.

De plus en plus enfin les spiritualités “orientales” prennent place,  dûment emballées, sur le supermarché de la civilisation de consommation.

La dernière condition indispensable pour aborder utilement le dialogue me semble la nécessite de connaître sa propre tradition. Il existe un anti-occidentalisme de l’Occident. dans lequel s’intégre l’apport des spiritualités “asiatiques”.

C’est ignorer par exemple la profondeur de la spiritualité chrétienne, à l’est comme à l’ouest de l'Europe. Et l’on va souvent chercher fort loin ce qu’on pourrait trouver bien près...

Certes, on découvre, me semble-t-il, un fonds commun, universel, non pas “au-dessus” des diverses religions, dans quelque unité transcendante des ésotérismes, mais plutôt “au-dessous”.

D’abord l’ascèse, monastique surtout.

Les méthodes sont assez semblables pour se libérer des “passions”, nettoyer le mental des “pensées”, articuler la “mémoire” de la mort et celle du divin.

Pour obtenir la rétraction des sens et l’éveil du cœur. Pour exercer une autre connaissance, inséparable d’un ébranlement de tout l’être unifié (monachos, du reste, signifie “unifié”).

Bien des échanges ont eu lieu dans ce domaine, des moines occidentaux ont visité des monastères zen, des moines bouddhistes ont été accueillis par nos Bénédictins.

Sans que le problème essentiel soit résolu : l’usage chrétien du monachisme est-il jusqu’au bout le même que l’usage bouddhiste ?

Autre aspect de ce fonds commun : ce qu’Henry Corbin nommait le “monde imaginal”, au sens d’une imagination vraie, d’un monde intermédiaire où l’esprit et le corps se rencontrent et s’unissent dans une sphère cosmo-vitale.

Dans la tradition biblique, cependant, le “monde imaginal” est court-circuité par la réalité de l'incarnation : on passe du symbole au visage.

C’est dans la communion des personnes qu’il nous appartient maintenant de retrouver et de sauver forces, souffles et symboles : dans certains aspects de l'art et de la médecine, et aussi en racontant des contes aux petits enfants, en leur transmettant ce fonds immémorial qui est en quelque sorte l'ancien testament de l'Ancien Testament (pas tellement ancien d’ailleurs puisque la capacité de créer de vrais contes s’est encore manifestée autour de 1 800 dans le hassidisme sub-carpathique, avec l'écho que l’on connaît dans l’art de Chagall...)

En somme les gestes, les atmosphères de religion sont partout les mêmes.

Les monastères de l’Athos ressemblent à ceux du Tibet, le ritualisme russe à celui de l’Inde. Encens, cloches, lumières, humbles offrandes se répendent, du Mexique à Bali.

On retrouve à Lourdes la grotte sacrée des religions archaïques, les Hindous exilés en France s’y rendent volontiers.

Gabriel Marcel parlait d’“orphisme” à ce propos, et de “pacte nuptial” avec la terre.

Bien des jeunes retrouvent spontanément aujourd'hui cette correspondance de l’Esprit et de la Terre. Ceci dit, il s’impose d’être lucide sur les différences. De ces différences Dieu seul connaît le sens. Aux hommes reste, non la guerre mais la prière, comme à Assise.

Je schématiserai rustaudement, en réfléchissant sur l'Advaïta hindou et la haute spiritualité chrétienne.

Pour l'Advaïta l’absolu est la face non-manifestée du cosmos où celui-ci se résorbe, il n’est accessible que par refus de toute affirmation et de toute négation concevables, ultimement de la personne, tenue pour une limitation. Quand se fait le passage à la limite, il n’y a plus rien que l’indicible, et le silence : le Soi et l’Absolu s’identifient.

Pour le christianisme, le Dieu au-delà de Dieu des théologies négatives est certes l’abîme, mais un abîme paternel, tourné vers nous dans l’amour et la liberté.

En Dieu, l’absolu et la personne ou plutôt l’unité trinitaire des personnes, coïncident. L’union avec le Dieu vivant nest pas fusion mais communion. Dieu tout entier se rend participable, tout entier il reste inaccessible, l’homme "déifié” "va" de commencements en commencements par des commencements qui n’ont jamais de fin.

Pour l'Advaïta le monde est une manifestation à la fois ludique et illusoire de la Toute-possibilité originelle, son autodéploiement pourrait-on dire.

L’individuation est la conséquence fatale d’une tendance déifuge, la destinée de l’univers et de l’humanité une implacable dégradation. Et tout recommence, dans la suite sans fin des cycles.

Le christianisme parle ici de création ex nihilo, d’un appel délibéré à l’être d’un monde distinct de son auteur, qui cependant le pénètre de sa grâce, de ses énergies. L’individuation, ou plutôt la personnalisation consiste pour l’homme à passer de l’“image” à la “ressemblance”, l’histoire, travaillée par l’Esprit, est aimantée par le Royaume. Et le Royaume ne l’abolira que pour l’accomplir.

Pour l’Inde, l'avatara n’est pas une incarnation mais la “descente” périodique et mythique d’une divinité qui, impassible, prend un masque animal ou humain pour rappeler à l’homme qu’il est lui-même, sous le masque de son humanité, avatara intérieur, c’est-à-dire identique au divin. Le bouddhisme du grand véhicule parle ici de la “bouddhéité” de chaque homme.

Pour le christianisme, l’incarnation signifie la naissance réelle, dans une chair bien réelle, elle aussi, du Dieu vivant qui nous rejoint aussi jusque dans la mort qu’il éprouve humainement pour tout remplir de sa lumière et nous ouvrir des voies de résurrection.

Ainsi, pour l’Inde, l’homme est “déifuge et transitoire”, hiérarchie de plans de conscience, d’états grossiers, subtils ou informels, virtuellement coextensif au cosmos, et se résorbant, par la méditation de celui-ci, dans un divin impersonnel.

Pour la Bible, l’homme image de Dieu a une structure dialogique. C’est une personne unique, irremplaçable, en relation avec son Créateur et son prochain, existant par cette relation, c’est-à-dire par grâce, appelé à une enstase-extase sans fin. L'âme est “un univers en expansion infinie”, disait Jean Daniélou.

Les différences clairement posées, mais dans le dynamisme d’une histoire spirituelle qui continue sous le souffle de l’Espnt, la voie s’ouvre à des échanges en profondeur.

Peut-être, pour assurer et dépasser la modernité (et non la refuser en s’enfermant dans ces îlots de “sociétés traditionnelles" que j’évoquais au début) les “orients” asiatiques devraient-ils apprendre de la
révélation biblique (continuer d’apprendre plutôt) la consistance propre du créé : l’homme ne se sauve pas en se “cosmisant”, c’est lui qui doit sauver le cosmos en le christifiant. Et aussi la réalité à la fois unique et communiante de la personne dont l’archétype s'inscrit au cœur même de l'Absolu.

Mais je voudrais parler surtout de ce que nous avons à recevoir, peut-être pour déceler le rayonnement universel des énergies divines qui jaillissent du Ressuscité.

Nous sommes amenés d’abord à creuser l'antinomie entre la Suressence de Dieu, son “Secret suressentiel” et la gloire, les énergies, les Noms (les Séphiroth, dit la Cabbale) par lesquels cette Suressence, inépuisablement, se rend participable, par lesquels le Secret se révèle tout en restant, dans sa révélation même, inaccessible.

L’enstase, de type oriental, renvoie à l’extase, de type occidental, et réciproquement. Il en est de même alors dans le rapport de chacun avec son prochain, d'autant plus miraculeusement inconnu qu’il est connu.

Là où l’Inde dit : rien n’existe hormis le divin : là où l’Occident spirituel dit : rien n’existe qu’en face de Dieu ; nous avons à découvrir que rien n’existe en dehors de Dieu ; le naturel est en lui-même surnaturel, toute matière est matière d’incarnation, tout existe dans cette lumière qui, pour un chrétien, rayonne du Visage du Transfiguré.

Et nous devons tenter d’aimer les autres et les choses dans cette lumière. C’est cette grâce d’humilité connaissante que demandait Simone Weil : savoir que les autres existent.

Nous pouvons aussi apprendre des spiritualités “asiatiques" à mieux distinguer la personne de l’individu. Les négations bouddhistes, par exemple, arrachent les masques, les peaux mortes, les personnages plus ou moins névrotiques.

Mais, au terme (au-delà du terme), pour un chrétien, il n’y a pas ce “rien" qui suggère négativement une indicible plénitude, ou plutôt ce "rien” désigne la personne comme secret et comme amour, au-delà même de l'être.

La personne n’est rien en ce quelle n’est pas conceptualisable (le concept, Begriff, est de l'ordre de la maîtrise, de la possession), mais ce rien n’est pas un zéro, c’est une présence qui, se révélant, qualifie tout, me rend la nouveauté originelle du monde, justement parce que son visage, son regard, trouent la finitude et l’opacité de celui-ci.

Peut-être avons nous besoin de ces spiritualités pour pressentir l’ultime intériorité : non pour nous immerger alors, sans autre (c’est le cas de le dire) dans la lumière, mais pour nous tourner, avec une humilité renouvelée, vers la source inépuisable de cette lumière : “mise à mort” de l’intériorité cristalline, suggérait Maxime le Confesseur, pour que lame connaisse l’ultime résurrection. Laquelle, puisque Dieu est en lui-même amour, me renvoie au respect et au service attentif du frère.

Cet échange en profondeur, enfin, nous aidera sans doute à intégrer dans notre vie spirituelle quelques thèmes longtemps occultés dans l’histoire du christianisme, et qui ne peuvent pas l’être quand ce christianisme devient planétaire. Je pense aux thèmes, d'ailleurs liés, du corps, du cosmos, de l’eros, de la féminité.

Un bénédictin français, le Père Benoît Billot, affirme, dans son livre sur les monastères japonais, que le Zen lui a fait découvrir la Sagesse du corps, le corps accordé à la terre dans le pur étonnement d’exister. La spiritualité japonaise, et l’esthétique qui en est inséparable, célèbrent le “ah ! des choses”, leur “ahité”, disait Claudel. Dans la fluente et d'ailleurs non- sensible matière du monde, le corps fait surgir la forme de l’esprit.

Il importe de réintégrer dans le christianisme, dans le corps ressuscitant de la liturgie et de l’ascèse, le sens grec de la beauté des corps. De réconcilier en quelque sorte la splendeur cosmique des statues archaïques où le visage s’absorbe dans le corps et la splendeur spirituelle des icônes, où le corps s'absorbe dans le visage.

Alors nous retrouvons le cosmos comme Parole et Don de Dieu, jardin qu'il nous faut non saccager mais cultiver et spiritualiser. Que l’homme soit roi, mais d’abord qu'il soit prêtre ' Aujourd’hui le monde ne risque plus d'être idole : il devient langage et temple. puisqu’Adam est toujours appelé à nommer les vivants.

"L'homme de notre temps, écrivait Mandelstam, ne connaît pas uniquement la faim du corps ou uniquement la nourriture de l'esprit. Pour lui le Verbe s'est fait chair et le pain tout simple est devenu mystère et joie.”

L'éros aussi peut devenir langage, “Liturgie des corps" comme l’a écrit Jean-Paul II. Sur les sculptures "érotiques” des temples hindous, l’extase est solitaire, les visages éloignes l'un de l’autre.

Dans le tantrisme, le partenaire n'est qu'un moyen, nous ne sommes pas loin de la prostitution sacrée que vomit la Bible. Il a fallu au christianisme disqualifier quelque peu l'éros pour affirmer la transcendance de la personne, celle de la femme surtout, par rapport à l'espèce.

Maintenant, sans doute, l'éros peut devenir la poétique d'une vraie rencontre entre deux personnes, l'accomplissement de l’image de Dieu.

Car les “orients" pensent le féminin en Dieu, je veux dire pressentent, dans le divin, une dimension féminine. C’est la Shakti, qui fait penser à la Sagesse du Livre des proverbes : “J’étais aux côtés du Créateur comme le maître d’œuvre, je faisais ses délices, jour après jour, m'ébattant sans cesse en sa présence.

Ici on évoquerait volontiers les formes extrêmes de la mariologie catholique et la “sophiologie” russe : tentatives manquées parce que trop conceptualisées, à reprendre en mode poétique...

La clé de ces difficiles et fécondes rencontres, c’est le Christ qui vient dans le frémissement de l’Esprit, dans l’omniprésence des énergies divines. Nous savons où est le cœur de l’Eglise, nous ne savons pas où sont ses limites.

L’œil charnel voit l’Eglise dans le monde.

L'œil du cœur voit le monde dans l’Eglise.

Olivier Clément

Sources N°18 1988

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