
Alors, il fuit au désert où il voudrait bien entrer dans le grand sommeil du « dés-être », se défaire de lui-même, cesser d'être lui-même. Elie se fuit mais, où qu'il aille, Elie s'emporte avec lui-même. Impossible, en effet, de se fausser compagnie à soi-même ! D'où la colère d'Elie : il « s'emporte » contre lui-même parce qu'il ne peut pas faire autrement que de « s'emporter » avec lui.
Le sentiment qu'éprouve le prophète nous est bien connu. Qui d'entre nous n'est pas parfois gagné par la fatigue d'être soi ? Comme si, tout à coup, nous marchions à côté de notre propre vie, comme si notre âme n'habitait plus à l'adresse indiquée. Temps de désert rugueux, aride... Temps d'émondage...
Elie,sous son arbre chétif, pourrait se laisser aller à rester à terre, à ras de sol, le nez et le cœur dans les poussières de sa vie passée, écrasé par son mal-être et rongé par la culpabilité. Mais ce serait compter sans la petite flammèche qui vacille encore en lui. Voici que l'ange, l'envoyé de l'Eternel, lui murmure à l'oreille : « Lève-toi et mange... » Elie n'a plus faim de rien. Elie, au désert, n'a plus de désir. Mais demeure tout de même, dans un repli de son âme, une petite lueur de confiance. Alors, Elie écoute la voix de l'ange et mange la galette mystérieusement déposée à son chevet. Mais... se recouche !
Elie n'a pas compris, il n'est pas encore « éveillé ». Alors, l'ange revient à la charge : « Lève-toi et mange, car autrement, le chemin serait trop long pour toi ! » Précieuse injonction de l'envoyé.
Ainsi donc, toute vie spirituelle - inévitablement confrontée un jour ou l'autre au « désert », au « non-désir » passe par une décision : « Lève-toi ! » Autrement dit, quelle qu'ait été jusqu'à présent ton existence, quelles que soient tes blessures, décide-toi à vivre ! Malgré tout. Jésus dira au paralytique : « Prends ton grabat ! » Autrement dit, ose prendre à pleines mains la mauvaise civière où gisent tes faiblesses, tes blessures. Ose porter le poids de ta vie, ose te supporter, ose surtout te laisser porter par un Autre.
Oui, « lève-toi », profite de ce temps béni du Carême pour te relever, car ce n'est que lorsque tu auras décidé
toi-même de te mettre debout, en marche, en chemin, en « itinérance », en exode fécond, que l'Eternel pourra venir pétrir la pauvre farine de ta vie pour en faire le pain savoureux de ta résurrection.
« Lève-toi », car le voici Celui qui vient, sur tes nuits, ouvrir les volets du matin de Pâques.
« Lève-toi », car le voici Celui qui vient raviver ta faim d'avoir faim et ta soif d'avoir soif.
« Lève-toi », car le voici Celui qui, au travers du « bruissement d'un souffle ténu », vient te murmurer à l'oreille du cœur : « Tu as du prix à mes yeux... »
Oui, « lève-toi, et mange », car le voici le Maître du désir qui fera pour toi « toutes choses nouvelles » !
Bertrand Révillon
Panorama Mars 2009