L’eucharistie c’est l’Église qui entre dans la joie de son Maître. Entrer dans cette joie comme en être le témoin dans le monde est, en vérité, l’appel même adressé à l’Église, sa leitourgia essentielle, le sacrement par lequel " elle devient ce qu’elle est ".
La meilleure façon de comprendre la liturgie eucharistique est de la regarder comme une route ou une procession. C’est la route par où l’Église entre dans la dimension du Royaume. Nous employons ce mot " dimension " parce qu’il semble le meilleur pour indiquer le comment de notre entrée sacramentelle dans la vie ressuscitée du Christ.
Notre entrée dans la présence du Christ est une entrée dans une quatrième dimension qui nous permet de pressentir l’ultime réalité de la vie. Ce n’est pas une évasion du monde. C’est plutôt l’arrivée à un point privilégié d’où notre vue peut plonger plus profondément dans la réalité du monde.
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Nous savons que nous avons été créés comme célébrants du sacrement de la vie, pour la transformer en vie en Dieu, en communion avec Dieu. Nous savons que la vie réelle est " eucharistique ", mouvement d’amour et d’adoration vers Dieu, mouvement qui seul peut révéler, accomplir en plénitude, valoriser tout ce qui existe et lui donner sens. Nous savons que nous avons perdu cette vie eucharistique et, finalement, nous savons que dans le Christ, le nouvel Adam, l’homme parfait, cette vie eucharistique a été redonnée à l’homme. Car il a été, dans sa personne, l’eucharistie parfaite. Il s’est offert lui-même à Dieu dans la plénitude de l’obéissance, de l’amour, de l’action de grâces. C’est Dieu qui était le cœur de sa vie. Il nous a donné cette vie parfaitement eucharistique. En lui Dieu est devenu notre vie.
Ainsi, cette offrande du pain et du vin à Dieu, nourriture que nous devons manger pour vivre, est offrande de nous-même, de notre vie et du monde entier au Seigneur. " Prendre en nos mains le monde entier comme on prendrait une pomme ", a dit un poète russe. C’est notre eucharistie. C’est le geste qu’Adam n’a pas su faire ; et dans le Christ il est devenu la vie même de l’homme. Geste d’adoration et de louange dans lequel toute joie et toute souffrance, toute beauté et toute frustration, toute faim et tout épanouissement, s’orientent vers leur fin ultime et deviennent, finalement, signifiants.
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La liturgie nous a introduits dans l’eucharistie universelle du Christ ; elle nous a révélé que la seule eucharistie, la seule offrande du monde, c’est le Christ. Nous venons et revenons avec nos vies à offrir. Nous apportons et " sacrifions " - c’est-à-dire, donnons à Dieu - ce qu’Il nous a donné ; et chaque fois nous arrivons à la fin de tous les sacrifices, de toutes les offrandes, de toute eucharistie, parce qu’à chaque fois nous est révélé que le Christ a offert tout ce qui existe, et que lui et tout ce qui existe a été offert dans son offrande de lui-même. Nous sommes compris dans l’eucharistie du Christ et le Christ est notre eucharistie.
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La substance de l’eucharistie est l’amour et ce n’est que par l’amour que nous pouvons y entrer et y participer. Cet amour, nous en sommes bien incapables. Cet amour nous l’avons perdu. Cet amour, le Christ nous l’a donné et ce don est l’Église. L’Église s’édifie par l’amour et sur l’amour, et, en ce monde, elle a à " témoigner " de l’amour, à le re-présenter, à faire de l’amour une présence? L’amour seul crée et transfigure : c’est pourquoi il est le " principe " même du sacrement.
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Nous avons offert le pain en mémoire du Christ, parce que nous savons que le Christ est la Vie, et que toute nourriture doit, par conséquent, nous conduire à lui. Et maintenant, quand nous recevons ce pain de ses mains, nous savons qu’il a assumé toute vie, l’a emplie de lui-même, en a fait ce qu’elle devait être : communion avec Dieu, sacrement de sa présence et de son amour. Là, et seulement là, nous pouvons confesser avec saint Basile que " ce pain est véritablement le corps précieux de notre Seigneur, ce vin le sang précieux du Christ ". Ce qui, ici en ce monde, est surnaturel, se révèle là comme naturel.
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L’Église n’est pas une société de gens qui s’évadent (tout seuls ou en groupe) de ce monde pour savourer le bonheur mystique de l’éternité. La communion n’est pas une " expérience mystique ". C’est à la coupe du Christ que nous buvons, et il s’est donné lui-même pour la vie du monde. Le pain sur la patène, le vin dans le calice, sont là pour nous rappeler l’incarnation du Fils de Dieu, la croix et la mort. Ainsi c’est la joie même du royaume qui nous fait nous souvenir du monde et prier pour lui. C’est la communion en vérité avec l’Esprit Saint qui nous rend capables d’aimer le monde, comme le Christ l’a aimé. L’eucharistie est le sacrement de l’unité et le moment de la vérité. Là nous voyons le monde dans le Christ, comme il est réellement, et non selon nos points de vue personnels, qui sont limités et partiaux. C’est là que commence l’intercession, dans la gloire du banquet messianique, et c’est là seulement que commence, en vérité, la mission de l’Église.
Extraits du livre
du père Alexandre Schmemann,
Pour la vie du monde, Desclée, 1969.