En 1782, paraît à Venise Philocalie des Pères neptiques, anthologie de textes monastiques sur l'hésychasme (du grec hèsuchia, « tranquillité », « silence ». Cette voie de spiritualité orthodoxe, apparue au ive siècle en Égypte, développée à Byzance puis en Grèce, vise à purifier et à apaiser le chrétien pour le faire accéder à la contemplation de la lumière divine. L'ambition des éditeurs grecs était de riposter au rationalisme des Lumières en faisant connaître ces textes à un large public, de moines comme de laïcs.
L'extrait de Macaire l'Égyptien (Ive siècle) révèle que l'homme est le théâtre d'un combat spirituel. Déjà Évagre (345-399) insistait sur la nécessité d'examiner ses pensées pour ne pas donner prise aux tentations. Pour Macaire, l'enjeu du combat est le coeur de l'homme. Il entend par là le terme en son acception biblique : la vraie personnalité de l'homme, le centre profond où habite Dieu et d'où procèdent sentiments et pensées. Depuis la Chute, l'esprit, captivé par le monde, vit dissocié du coeur. Ce dernier est luimême durci, enveloppé d'une gangue ténébreuse de passions. De plus, les démons invisibles, entrés en l'homme par le péché, suscitent des suggestions pour l'attirer vers le mal. Face à ce désastre, l'hésychaste, conduit par un père spirituel et nourri aux sacrements, s'appuie sur la grâce reçue au baptême. Il va s'agir de la faire croître pour que le coeur s'ouvre et devienne ce qu'il doit être : un tabernacle de la présence divine. Peut se révéler alors le trésor caché dans le champ du coeur le royaume de Dieu en nous.
À cette fin, les hésychastes recommandent la prière continuelle, selon l'injonction de saint Paul : « Priez sans cesse » et particulièrement la prière monologique, dont la plus courante a été fixée par les moines du mont Athos en Grèce : Seigneur Jésus, fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur. - C'est que, dans la tradition judéo-chrétienne, pareil nom est porteur de la présence divine. Son invocation répétée permet de contrer les assauts des démons et de briser leur pouvoir : c'est la garde du coeur. Certains, comme Grégoire le Sinaïte (1255-1346), préconisent aussi de faire participer le corps à la prière. La récitation du nom est alors synchronisée avec la respiration. L'âme, réalité vivante mue par son souffle vital, reçoit cette présence de Dieu comme une vraie nourriture; l'esprit « descend » alors dans le coeur et les facultés de l'homme s'unifient peu à peu. Le coeur est assoupli, réchauffé, libéré.
Il peut arriver alors que ce dernier soit tellement ouvert à l'amour divin qu'apparaisse une bouleversante lumière. Les moines de la Philocalie, discrets, n'en parlent jamais directement, mais Syméon le Nouveau Théologien (9491022) y fait allusion dans un de ses écrits. Il raconte comment, après une longue attente, Dieu lui est apparu. Ce récit, aussi déroutant qu'il puisse paraître, emblématise le sommet et le but de la spiritualité orthodoxe transfigurer - déifier - l'être tout entier par la rencontre avec la lumière divine, en anticipant le retour de gloire qui clôt l'histoire et où, comme l'affirme la Première Épître de Jean, « nous serons semblables à Lui, parce que nous Le verrons tel qu'il est » (3,2).
La Philocalie a eu une grande influence sur le devenir de l'orthodoxie. Traduite en slavon en 1792 par Païssi Velitchkovski. elle provoqua le grand renouveau spirituel de la Russie du XIXe siècle, illustré par les Récits d'un pèlerin russe, personnifié par saint Séraphin de Sarov (1759-1833) et relayé par le monastère d'Optino, qui attira les écrivains Gogol, Dostoïevski, Tolstoï et le philosophe Vladimir Soloviev.
Olivier Souan
Novembre-décembre 2006 1 Hors-série n°11 Le Point