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1 novembre 2023 3 01 /11 /novembre /2023 20:32
Le pari bénédictin

Remettre en question le progrès

... L’Homme technologique entend la liberté comme un affranchissement de tout ce qui nest pas librement choisi par l’individu autonome. Cela explique probablement pourquoi les Occidentaux sont si naïvement optimistes en ce qui concerne la technologie.

Comme le philosophe Matthew Crawford l’a observé, cette vision du monde était déjà en germe dans les idées des Lumières qui ont fondé la culture moderne.

Dans un sens, la technologie est neutre. Après tout, le même bulldozer peut être utilisé pour construire un hôpital ou un camp de concentration.

Cependant, la vision du monde portée par l’esprit technologique nous pousse à préférer ce qui est nouveau et innovant à ce qui est vieux et familier, et à valoriser de façon inconditionnelle tout ce qui se prévaut de l’avenir. L’esprit technologique détruit la tradition car il refuse tout ce qui pourrait limiter sa créativité.

L’homme technologique dit: « Si nous pouvons faire telle chose, alors nous devons être libres de la faire.» Pour l’esprit technologique, la question de savoir pourquoi nous devrions ou non accepter tel ou tel développement technologique est incompréhensible.

Dans une formule provocante mais perspicace, Hanby dit que la révolution sexuelle est ce qui advient lorsque nous appliquons l'idéologie technicienne au corps humain.

Nous avons soumis la biologie à la volonté humaine.

La technologie contraceptive permet aux femmes (et à leurs partenaires masculins) de vivre librement leur sexualité sans crainte d’une grossesse.

Les technologies reproductives étendent la maîtrise de la procréation en affranchissant le corps de toutes nos conceptions morales et philosophiques....

L’une des caractéristiques de la vision technocratique du monde est de dissimuler ce dont la technologie nous prive.

Nous en venons à penser que les progrès technologiques sont inévitables car irrésistibles.

De la même façon que la «vérité», pour le technocrate, est ce qui est utile et efficace, ce qui est « bon » devient pour lui ce qui est possible et désirable.

L’Homme technologique considère que tout ce qui élargit ses choix, tout ce qui lui donne davantage de pouvoir sur la nature constitue un progrès.

Si nous admirons tellement le self-made-man, c’est parce qu’à nos yeux il s’est affranchi de toutes les dépendances qui le liaient aux autres, par ses seuls efforts et sa seule inventivité.

Pour l’Homme technologique, le choix importe plus que ce qui est choisi. Il ne s'intéresse pas beaucoup à ce qu’il désire ; il se préoccupe plutôt de la manière dont il peut acquérir ou accomplir ce qu’il désire.

Ce qui a été planté au xiv siècle, lorsque le nominalisme* a triomphé, atteint aujourd'hui sa pleine maturité avec l’Homme technologique.

***

Le corps humain n’est pas qu’une sorte d’ordinateur biologique. À prendre l’habitude de penser le corps en termes mécanistes, on baisse sa garde éthique et morale.

Le progrès technologique n’est pas le progrès moral; en réalité, il peut même en être le complet opposé.

Lors d’une conversation passionnante à propos de bioéthique, un brillant chercheur en médecine, chrétien, me disait : « Ce à quoi nous allons assister dans les années qui viennent est tout simplement révoltant. Mes collègues chercheurs ne le voient pas du tout. La plupart ne sont pas chrétiens, mais même ceux qui le sont me regardent sans comprendre quand j'essaie d'aborder le sujet. »

La technologie, qui nous prive de notre capacité à nous penser nous-mêmes autrement qu'en termes technicistes, a corrompu l’esprit de ces scientifiques.

Au début du xxe siècle, les progressistes européens et occidentaux ont embrassé l’eugénisme, cerre pseudoscience qui s’est fixé pour but d’améliorer la race en contrôlant la génération.

Certaines figures religieuses également, qui clamaient que la science appliquée ferait progresser la société.

Seuls les catholiques et les fondamentalistes protestants se sont dressés contre cette doctrine, au nom de la dignité de l’homme.

L’eugénisme est passé de mode après que le monde a découvert son application par les nazis. Mais il revient en force au XXIe siècle, dans le sillage des avancées de la biotechnologie, qui nous promet aujourd’hui la possibilité de confectionner nos enfants sur mesure.

Les chrétiens sauront-ils s’y opposer publiquement?

Peut-être, à moins qu’ils ne se soient laissés séduire par l’impératif technologique.

Il n’y a pas tant de différence que ce qu’on croit entre une civilisation future dystopique entièrement vouée à la technologie et un centre commercial.

Nous l’avons vu au chapitre I, le sociologue Christian Smith a démontré que 9 % seulement des jeunes d’aujourd’hui pensent que le consumérisme pose un problème moral.

Pour la plupart de nos contemporains, le désir s’autojustifie.

Le consommateur se dit : « Si j’ai de quoi m’acheter cet objet, pourquoi ne pas l’acheter ? »

Le citoyen d’une technocratie, lui: «Si la technologie me permet d’obtenir ce que je désire, pourquoi quiconque s’y opposerait ? »

L’esprit de l’Homme technologique est inapte à réprimer ses désirs : c’est sa culture qui lui a appris à ne jamais les remettre en question.

Il en vient à croire que l’étendue de ce qu’il peut faire à la nature n’est limitée que par sa capacité à la soumettre à sa volonté.

Les chrétiens doivent s’y opposer fermement.

N’oublions jamais que toute signifiance métaphysique nous transcende et nous vient de Dieu. Si nous voulons vivre, il y a des limites que nous ne devons jamais franchir.

Croire que le monde que la technologie nous donne à voir est le vrai est une erreur fatale. Car elle ne nous montre pas la réalité : elle n’est qu’une projection de nos désirs, or, toute chose existe indépendamment de nos désirs, et il y a tout un monde autour de nous que nous devons réapprendre à contempler.

Si la réalité est modelée par le sentiment, la contemplation est inutile, de même que la résistance.

Si nous ne nous battons pas, si nous n’entrons pas en résistance, les machines finiront par avoir raison de nous.

Peut-être est-ce déjà le cas.

Nous avons vu, au début de cet ouvrage, comment le christianisme authentique avait été colonisé par une spiritualité parasite, le déisme éthico-thérapeutique, qui professe notamment que Dieu bénit tout ce qui peut nous donner le sentiment d’être heureux.

C’est ainsi que la technologie devient une sorte de théologie, une théologie protéiforme dont le dieu est le Moi toujours changeant, qui ne désire qu’une chose: se libérer de toute limite et de toute obligation non choisie.

Chaque fois que l’Église verse dans une nouvelle mode, quelle se soumet aux tendances qui transforment le culte divin en spectacle électronique, elle abandonne une partie de son âme à cette fausse théologie.

D’ici peu, l’Église sera complètement possédée par l’esprit de ce temps.

En certains endroits, le processus a déjà largement commencé. Le christianisme orthodoxe authentique n’est en aucun cas réconciliable avec l’air du temps. Si l’Église se laisse pénétrer par la mentalité technologique, le christianisme perdra tout espoir de survie.

La raison principale en est que l’immersion dans la technologie nous fait perdre notre mémoire collective.

Sans mémoire, nous ne savons pas qui nous sommes, et si nous ne savons pas qui nous sommes, nous devenons ce que nos passions momentanées nous commandent d’être.

Il n’y a pas au-dessus de nous un régime totalitaire qui chercherait à nous voler notre mémoire culturelle et notre identité chrétienne. Nous nous débrouillons très bien tous seuls.

Neil Postman propose une stratégie : « Un combattant de la résistance doit toujours se dire que la technologie ne peut pas être acceptée comme faisant partie de l’ordre naturel des choses. »

Sans cela, la guerre est terminée.

Si les chrétiens ne font pas front, fermement campés sur le roc de l’ordre sacré révélé par leur sainte tradition - manières de penser, de parler et d’agir authentiquement chrétiennes, transmises de génération en génération — ils n’auront plus rien à quoi se raccrocher.

Engageons-nous dans une pratique quotidienne qui le maintienne dans nos familles et nos communautés : ne le perdons pas.

Si nous perdions notre ordre sacré, nous perdrions de vue Celui que désignent, comme sur une carte au trésor, tous les éléments qui le composent.

C’est l’argument que j’ai développé tout au long de ce livre. J’ai cherché à donner l’alerte, à réveiller les chrétiens conservateurs occidentaux pour qu’ils cessent de croire que le plus grand danger qui les guette est l’islam radical ou la gauche politique.

Ce sont là des menaces qui pèsent avant tout sur nos frères chrétiens de Chine, du Nigéria ou du Moyen-Orient.

Nous devons, de notre côté, lutter contre le sécularisme libéral.

Notre incapacité à le comprendre est ce qui nous maintient dans notre prison culturelle et dans la spirale en apparence irrésistible de l’assimilation.

Le pari bénédictin n’a pas vocation à inverser la tendance, à reprendre le terrain perdu par les chrétiens. Ce n’est pas non plus un philtre qui nous fera remonter le temps jusqu’à un âge d’or fantasmé. C’est encore moins un appel à créer des communautés de Purs coupés du monde réel.

Tout au contraire. Le pari bénédictin consiste à entreprendre un long et patient travail pour arracher notre monde aux artifices, à l’aliénation et à la dissolution de la modernité.

C’est le regarder et l’habiter de manière à ébranler le mensonge moderne, selon lequel les hommes ne sont que des fantômes dans une grande machine dont ils peuvent ajuster les paramètres selon leur fantaisie.
«Il n’est pas bien difficile de deviner que le monde se divisera bientôt entre ceux qui veulent vivre en créatures et ceux qui veulent vivre en machines », écrit Wendell Berry. Rangeons-nous du côté des créatures, et du Créateur.


Rod Dreher 
Comment être chrétien dans un monde qui ne l'est plus
Le pari bénédictin
 

*Le nominalisme est une doctrine philosophique qui considère que les concepts et les noms qui s'y rapportent ne sont que constructions de l'esprit et conventions de langage. Les choses et les idées ne sont pas intrinsèquement porteuses des concepts par lesquels nous les appréhendons.
Le nominalisme s'oppose à l'essentialisme qui consiste à penser que les objets naturels sont intrinsèquement porteurs d'une essence idéelle qui les transcende. L'idée, ou les concepts, ont une existence indépendante qui préexiste aux objets auxquels ils se rapportent. Il s'oppose davantage au réalisme.
Par exemple, le terme « homme » ne signifie pas une quelconque essence de l'homme en général. 
Pour le nominaliste, le mot « humain » parle d’individus singuliers, tous un petit peu différents. Il est certes possible de dresser des caractéristiques générales des humains, mais c’est une construction intellectuelle, une généralisation abstraite qui n’existe jamais au sens propre. Les « universaux » n’existent que dans l’esprit humain.
Alors que pour le réaliste, si : les universaux existent réellement, et les différences entre les individus sont de légers accidents.

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