Nous allons dresser succinctement la liste de ces fonctions, sans chercher à en approfondir la description. (...)
Une première fonction est la fonction séparatrice, qui produit la différence entre le sacré et le profane. C’est, selon Durkheim, la propriété fondamentale de toute religion, quelle que soit la façon dont se définit, ici ou là, le sacré.
Une deuxième fonction est ce que l’anthropologue Philippe Descola – convaincu lui aussi du caractère insatisfaisant de toute définition a priori de la religion, fût-elle de Durkheim, de Mauss ou de Dumézil (Descola, 2008 : 78) – nomme la fonction figurationnelle, qu’il définit comme « l’instauration publique d’une qualité ontologique invisible par un énoncé, une prophétie, une image » (Descola, 2008 : 82). Ces « invisibles instaurables » se répartissent en trois classes : les « esprits », les « divinités » et les « antécédents », eux-mêmes divisés en « ancêtres » et en « totems » (Descola, 2008 : 85). Voilà qui place sur le même plan le texte et l’image religieuse, dans leur fonction de support des représentations, objectivant ce qu’on appelle la croyance.
Une troisième fonction est la fonction rituelle, qui fait accomplir des gestes, plus ou moins individuels ou collectifs, et plus ou moins formalisés – de la prière à la cérémonie ou au pèlerinage. Il existe bien sûr des rites profanes – pensons à la célébration de l’anniversaire – mais il semble difficile de concevoir des religions sans rituels. Cette fonction rituelle est particulièrement importante dans la religion juive. Notons que ces trois premières fonctions – séparatrice, figurationnelle, rituelle – recoupent les trois traits principaux que le sociologue Albert Piette attribue non seulement aux religions instituées mais aussi aux « religiosités séculières », en proposant de définir celles-ci par une « sacralisation » de personnes, d’idées ou d’objets, par la représentation d’une réalité transcendante (surnaturelle), et par un ensemble « rituel » spécifique (Piette, 1993 ; 1997 ; 2003).
Une quatrième fonction est la fonction sotériologique, par laquelle la pratique religieuse est supposée assurer le salut, quel qu’en soit la forme – de même d’ailleurs que les pratiques magiques. La question reste ouverte de savoir s’il existe des religions sans visée sotériologique.
Une cinquième fonction est la fonction thaumaturgique, en vertu de laquelle la croyance religieuse donne consistance à des événements surnaturels, que la religion catholique nomme des « miracles », interprétés comme des signes de l’invisible. Eux aussi peuvent relever de pratiques magiques. Ils ne semblent pas présents dans toutes les religions.
Une sixième fonction est la fonction cultuelle, qui pousse à ritualiser, à formaliser dans l’espace et dans le temps, les marques de déférence voire de dévotion envers un être supérieur. Celui-ci peut être un dieu ou un esprit, du côté des « invisibles », ou encore un « antécédent », s’agissant d’un ancêtre, mais aussi une idole profane, telles les célébrités adorées par leurs fans (Heinich, 2012). C’est dire que cette fonction, quoique probablement présente dans toutes les religions, ne leur est pas spécifique.
Une septième fonction est la fonction sacrificielle, qui soumet la recherche de salut à une forme de privation, quelle qu’elle soit – de la privation d’un objet précieux à la privation de sa propre vie dans le cas du martyre ou encore, moins radicalement, la privation de nourriture (ramadan) ou de certains mets (cascheroute, carême). Notons toutefois que toutes sortes de pratiques superstitieuses possèdent une dimension sacrificielle, au-delà des domaines catégorisés comme religieux.
Une huitième fonction est la fonction mystique, qui favorise les états où le sujet se sent mis en relation avec une transcendance, quelle qu’en soit la forme – transes, crises mystiques, « sentiment océanique », etc. L’on pourrait faire remonter cette fonction dans la liste en arguant de son caractère récurrent dans la plupart des religions, si nombre de témoignages n’attestaient l’existence d’états mystiques non associés à des références religieuses, notamment dans l’expérience esthétique et dans le contact avec la nature, comme l’a bien montré Jean-Claude Bologne à propos du « mysticisme athée » (Bologne 1995).
Une neuvième fonction est la fonction charismatique, qui attribue à certains individus une capacité hors du commun d’attirer l’admiration ou d’exercer une influence, par l’effet d’une « grâce » plutôt que par le produit d’un travail ou d’un mérite. Cette fonction, comme celles qui vont suivre, a pu trouver des réalisations spectaculaires dans le domaine religieux (notamment avec la figure du prophète) mais n’en est nullement spécifique, puisqu’on la rencontre dans bien d’autres domaines (politique, sportif, artistique etc.), et ce de plus en plus puisque, selon Danièle Hervieu-Léger, la « dimension » – selon ses termes – charismatique des religions se déplace dans la société moderne, caractérisée par une « poussée charismatique » en relation avec les médias (Hervieu-Léger, 1987).
Une dixième fonction est la fonction communautaire, par laquelle le partage d’une même religion crée des communautés d’appartenance. Là encore, c’est un trait probablement constitutif de toute religion, mais qui est loin de se limiter à leur sphère, comme en témoignent notamment les fortes affiliations patriotiques ou sportives.
Une onzième fonction est la fonction éthique, en vertu de laquelle ce sont les religions qui édictent les règles morales, transmises par l’apprentissage des textes sacrés. Cette moralisation du rôle de la religion, sans doute plus poussée dans les religions monothéistes, n’en est toutefois pas constitutive, comme en témoigne l’existence de « morales laïques ».
Une douzième fonction est la fonction culturelle, qui pousse à la création de supports artistiques à la dévotion – images mais aussi musiques, danses, poèmes… Si la création artistique dans le monde occidental a été fortement associée, à l’origine, aux pratiques religieuses, elle s’en est de plus en plus émancipée, au point que le lien entre les deux a pratiquement disparu aujourd’hui. C’est dire que cette fonction culturelle n’est pas plus spécifiquement religieuse que ne le sont les fonctions charismatique, communautaire ou éthique – où l’on retrouve les quatre « dimensions » de la religion mises en exergue par Hervieu-Léger (Hervieu-Léger, 1993).
Une treizième fonction est la fonction institutionnelle, consistant en la création d’institutions propres à encadrer, soutenir, stabiliser, officialiser les pratiques religieuses, et représenter les pratiquants. L’on sait le rôle fondamental de cette fonction dans la distinction entre religion et magie, mais toutes les religions n’ont pas engendré des institutions, de même que, inversement, toutes les institutions ne sont pas, loin de là, d’ordre religieux. C’est donc là une fonction très « hétéronome », présente dans certaines religions mais peu spécifique.
Il en va de même enfin avec la quatorzième et dernière fonction : la fonction politique, qui assigne à une religion un rôle dans la conduite des affaires publiques. En France la religion catholique a longtemps assumé cette fonction – de façon plus ou moins affirmée – jusqu’à la Révolution puis la loi de 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat. D’autres sociétés à prédominance chrétienne, en revanche, maintiennent active cette fonction politique de la religion, tandis que les sociétés à prédominance musulmane lui confèrent une place centrale dans l’exercice du pouvoir.
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Il devient dès lors possible de déplacer la question du « retour du religieux » vers un questionnement précis du type de fonctions activées par les formes actuelles de référence aux religions dans l’espace public. Pour s’en tenir à la société française, elles sont essentiellement de deux sortes : d’une part, les manifestations publiques d’adhésion aux valeurs du catholicisme en réaction aux réformes du droit de la famille (mariage homosexuel, procréation médicalement assistée, gestation pour autrui) ; d’autre part, les manifestations publiques, parfois accompagnées de violences, d’adhésion et de prosélytisme en faveur de l’islam. L’on peut y ajouter dans certains pays – notamment latino-américains – les manifestations, publiques mais dans des lieux dédiés, d’adhésion au protestantisme évangélique.
Dans le premier cas, il en va à l’évidence d’une mobilisation de la fonction éthique, soit par l’institution catholique (mais dans un contexte où sa fonction politique est considérablement réduite), soit par les catholiques eux-mêmes, qui prennent le relais des autorités religieuses pour réaffirmer publiquement les valeurs auxquelles ils sont attachés, notamment en termes de morale sexuelle et de familialisme traditionnel. La cause en est patente : c’est la libéralisation des mœurs et sa légitimation par les institutions politiques qui provoque en réaction ce retour au cadre catholique. Comme souvent donc en matière de valeurs, l’expression publique de l’indignation n’est pas le signe d’une régression vers un stade normatif antérieur mais, bien au contraire, d’une évolution, donnant lieu à des oppositions ponctuelles mais peu efficientes.
Dans le second cas – montée en visibilité de l’islam, et montée en puissance de l’islamisme –, nous assistons à une mobilisation d’au moins trois fonctions : la fonction politique, avec la prétention d’une religion à régir l’ensemble de la société ; la fonction communautaire, avec la réaffirmation – ou la revendication, selon – de l’appartenance de tous les musulmans à une même communauté religieuse, soudée autour d’un certain nombre de règles, et notamment de l’interdit de représentation du prophète ; et la fonction sacrificielle, qui pousse certains musulmans fanatisés à sacrifier leur vie dans des attentats terroristes. Nul doute que dans d’autres contextes, ce seraient d’autres fonctions qui pourraient prendre le pas dans l’exercice de la religion musulmane, comme le réclament d’ailleurs certains de ses membres : par exemple la fonction rituelle de la prière, la fonction éthique d’adhésion aux valeurs de tolérance, ou la fonction mystique que constitue l’épreuve individuelle de la relation avec une transcendance. Il faudrait bien sûr pouvoir expliquer l’activation de certaines de ces fonctions, plutôt que d’autres, par le contexte social, politique, économique, international – mais ce n’est pas le lieu ici.
Enfin, concernant les assemblées évangéliques, l’on y voit à l’œuvre, très nettement, la fonction communautaire de rassemblement des fidèles, associée à la fonction mystique de production d’états de transe ou de fusion collective, à la fonction charismatique de soumission au pouvoir d’un être capable de déplacer des foules, et à la fonction rituelle du rassemblement et de la prière collective. Notons en revanche la place relativement faible qu’y tiennent les fonctions séparatrice et figurationnelle, ainsi que les fonctions institutionnelle et politique.
Au terme de cette analyse fonctionnelle, la conclusion s’impose : nous n’avons pas affaire à un « retour du religieux », mais à la montée en puissance ou en visibilité de certaines fonctions, plus ou moins assumées par certaines religions, en réaction aux évolutions des sociétés occidentales actuelles.
Pour en finir avec "le religieux" : vers une analyse fonctionnelle des religiosités actuelles
Plutôt que de nous interroger sur la réalité d'un " retour " du religieux, nous questionnerons la validité des notions de " religieux " ou de " religion " en tant que catégories abstraites, po...
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