La gardienne de notre immeuble nous met en garde : « Ne lui donnez rien à manger, elle jette tout à la poubelle. Et l’argent, ce n’est pas pour elle, elle donne tout à l’homme qui l’exploite et la fait mendier sur les trottoirs. » Je m’approche d’elle, qui est accroupie sur un carton, emmitouflée dans des vêtements sales.
Appelons-la Macha. Elle est tsigane. Elle ne veut pas dire d’où elle vient. Elle affirme avoir 20 ans, quand je lui aurais donné deux ou trois ans de moins. Elle est mariée, sans que j’en puisse savoir davantage.
Elle me jette un regard froid et perdu, en ricanant ou en souriant peut-être, je ne sais pas.
Je surprends sa détresse, et j’éprouve avec violence ma propre impuissance, mon petit rôle de « grotesque sauveur », pour reprendre une expression de Bernanos.
Quelques instants avant son suicide, Mouchette cherche désespérément un regard, quand un vieux paysan et sa jument passent.
Le romancier écrit : « [Mouchette] eût voulu crier, appeler, courir au-devant de ce grotesque sauveur. Mais il s’éloigna de son pas pesant, et aussitôt Mouchette crut voir son image falote glisser avec une rapidité prodigieuse comme aspirée par le vide. » (Nouvelle histoire de Mouchette)
La violence de la pauvreté, de la détresse humaine et sociale, est à son comble quand nous nous voyons, compatissants, embarrassés et grotesques, et surtout de passage, dans le regard meurtri et silencieux d’une jeune femme mendiante et abandonnée, dont le destin en Europe s’apparente à un désastre invisible.
Minuscule. Face à cette situation, nous sommes pauvres nous-mêmes, oh ! nous sommes pauvres de nous-mêmes.
Absents à l’absence. La pauvreté d’autrui nous renvoie à la pauvreté de nos existences nanties derrière un petit paravent de compassion bien hypocrite, bien ridicule.
Nous aimerions apaiser la misère mais nous ne voulons pas affronter l’humanité de la misère.
Ce serait affronter notre propre abandon de l’humanité. Je vais plus loin, je crois qu’en nous ne nous atteint plus (ou plus suffisamment) la force terrible du néant qui précipite la misère dans cette prostration silencieuse, jusqu’au désespoir ricanant de Macha, jusqu’au suicide de Mouchette dans la mare.
Nous avons fini par nous familiariser paresseusement à la misère des autres.
Ce n’est plus, pour nous, et depuis longtemps, qu’une question de moyens (mais lesquels ?), une question de société (mais laquelle ?), d’économie, sans doute de partage (mais jusqu’où ?).
Nous ne nous interrogeons pas au-delà de nos préoccupations matérielles, lesquelles restent indéfiniment sans vraie réponse.
Mais la misère est aussi (je dis bien « aussi » et pas « uniquement ») une question spirituelle.
Elle résiste à notre seule volonté impuissante de la faire disparaître.
Croire que la dette à payer pour la misère ne serait que matérielle, c’est ne plus entendre son cri muet, son rire désespéré, ne plus voir notre propre enfer, mais apprivoiser lâchement notre néant.
La pauvreté résiste à notre piteux désir de la faire disparaître, nous qui avons enfoui les besoins vitaux et vivants de l’humanité sous les mirages des puissances de l’argent, du profit, de la jouissance matérielle.
Trop dure leçon ? Notre gardienne avait raison. Méfions nous de n’agir devant la misère que par spéculation.
Bernanos, encore lui (La Liberté, pour quoi faire ?) : « Le spéculateur se fait une certaine idée de l’homme. Il ne voit en lui qu’un client à satisfaire, des mains à occuper, un ventre à remplir, (…) un homme prodigieusement diminué, amoindri, non plus fait à l’image de Dieu mais à celle du spéculateur (…). »
L’Évangile le dénonçait déjà (Matthieu 6, 24) : nous préférons servir deux maîtres à la fois, et Dieu et l’argent. Pour ne pas avoir à nous poser la question de notre propre dénuement face à la détresse d’autrui.
Notre propre dénuement
Frédéric Boyer, écrivain
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